Chenghua -Extra 2 - Amour non partagé

 

Le rêve d'un lettré était de réussir les examens impériaux et devenir jinshi (NT : titre académique prestigieux décerné à ceux qui réussissaient l'examen impérial de niveau le plus élevé ), tandis que celui d’un fonctionnaire étaitt d’entrer au Cabinet impérial.

Les nouveaux membres de l’Académie Hanlin étaient indéniablement chanceux : à peine avaient-ils eu le temps de se familiariser avec chaque recoin de l’institution qu’ils étaient déjà convoqués pour rejoindre le Cabinet impérial.

Pouvoir côtoyer de près les légendaires conseillers du Cabinet, observer leur travail quotidien, les voir manœuvrer habilement dans les affaires d’État et sauver la population de la tourmente… Rien que d’y penser suffisait à provoquer une intense excitation.

La nature humaine vénère toujours les puissants. Bien que certains lettrés admiraient les ermites tels que Tao Yuanming ou les Sept Sages de la Forêt de Bambous, pour ceux qui aspiraient à une carrière dans l’administration, les modèles à suivre étaient naturellement les ministres conseillers qui siégeaient actuellement au Cabinet impérial.

(NT : Tao Yuanming (陶渊明), était un poète célèbre, connu pour son amour de la nature, sa simplicité de vie, et son rejet des ambitions mondaines. Les Sept Sages de la Forêt de Bambous étaient groupe de sept lettrés et artistes chinois renommés du IIIᵉ siècle, durant la période des Trois Royaumes (220-280), en réaction à la corruption, à l'autoritarisme et à la rigidité confucéenne qui dominaient la cour impériale.)

Cependant, il fallait choisir avec discernement. Par exemple, nul ne souhaitait imiter Wan An. Toute personne dotée d’un minimum de dignité n’y songerait même pas. Bien que ce dernier ait retourné sa veste au dernier moment pour informer Liu Jian et ses alliés, cela n’avait été efficace que parce que Liu Jian avait fait preuve de prudence en avertissant Tang Fan, lequel, toujours méticuleux, avait suivi toutes les pistes possibles. Sans cela, ils n’auraient jamais pu démasquer le faux prince héritier et révéler la trahison de Wan Tong. Qui sait dans quelle situation catastrophique ils se trouveraient à présent ?

Ainsi, une fois l’affaire réglée, Wan An fut sommé de rentrer chez lui par l’empereur.

Ce qui était étrange, c’est que l’empereur n’avait pas destitué Wan An de son poste de premier ministre. Officiellement, il restait premier ministre, bien que ses fonctions soient temporairement exercées par Liu Ji. Ce dernier, surnommé « Liu Fleur de Coton », était lui aussi une figure remarquable. Depuis son entrée au cabinet impérial en 1475 (la onzième année de Chenghua), il avait été sans cesse attaqué par des mémoires d’accusation, mais il était resté solidement ancré à son poste, refusant catégoriquement de démissionner. Et voilà qu’à présent, même Wan An était confiné chez lui, tandis que Liu Ji continuait à gravir les échelons. Pouvoir survivre en politique de cette manière forçait l’admiration, même chez ses détracteurs.

Cela ne faisait toutefois pas de Liu Ji un modèle digne d’être vénéré. Aux yeux des nouveaux académiciens comme Lu Lingxi, les conseillers idéaux ressemblaient plutôt à Liu Jian, fervent défenseur de l’intérêt public ; à Xu Pu, d’un naturel accessible ; ou encore à Tang Fan, qui combinait les qualités des deux. Tang Fan, contrairement à Liu Jian, n’était pas impulsif, et, contrairement à Xu Pu, n’était pas parfois trop conciliant.

Ces trois hommes étaient les figures que les académiciens rêvaient de côtoyer et d’admirer.

Cela incluait naturellement Lu Lingxi.

Avec le départ de trois conseillers et le retour de Tang Fan au Cabinet, il ne restait plus que quatre ministres en poste, ce qui permettait à chacun d’occuper une pièce individuelle pour travailler, un avantage collatéral de la chute de la faction de Wan Tong.

Quatre nouveaux académiciens furent affectés au cabinet pour assister les ministres. Lu Lingxi fut d’abord assigné à Xu Pu, mais il parvint discrètement à échanger sa place pour être affecté auprès de Tang Fan.

Le matin de son premier jour, empli d’enthousiasme, il arriva tôt pour se présenter, espérant surprendre Tang Fan. Mais il fut immédiatement douché par une grande déception : Tang Fan n’était pas là.

Lu Lingxi attendit un bon moment avant d’aller, à contrecœur, demander des nouvelles à Xu Pu, le ministre réputé pour sa bienveillance.

« Tu parles de Runqing ? » s’exclama Xu Pu, réalisant soudain. « Il a pris un congé aujourd’hui. »

Lu Lingxi resta stupéfait.

Pensant qu’il était inquiet de ne rien avoir à faire, Xu Pu lui proposa gentiment :
« Si tu veux, tu peux rester ici avec Liu Meng pour trier des documents et des archives. Runqing devrait être de retour demain. »

Refuser aurait été impoli, et Lu Lingxi ne pouvait se permettre de froisser la bienveillance de Xu Pu. Il demanda néanmoins avec inquiétude : « Monsieur Xu, savez-vous pourquoi le ministre Tang a pris un congé ? »

Xu Pu répondit : « Il est probablement malade. Il est d’ordinaire en excellente santé et prend rarement des congés. »

En entendant cela, Lu Lingxi s’inquiéta encore davantage.

Heureusement, malgré son esprit distrait, il accomplit tout de même sa tâche avec efficacité. Lui et Liu Meng reçurent même des compliments de la part de Xu Pu en fin de journée. Bien sûr, Lu Lingxi savait que Xu Pu, surnommé le « gentil ministre », n’avait jamais dit de mal de personne.

Le soir, après avoir quitté le palais, Lu Lingxi se rendit dans une pâtisserie et acheta une demi-livre de gâteaux à la rose et une demi-livre de gâteaux à l'osmanthus, avant de se rendre directement chez Tang Fan.

Arrivé chez Tang Fan, ce fut naturellement une servante qui lui ouvrit la porte.

La maison des Tang employait trois servantes, chargées de la cuisine, du ménage et de l’entretien général de la maison. Cependant, aucune ne servait Tang Fan de près, et Lu Lingxi avait remarqué qu’elles partageaient une caractéristique commune : elles étaient toutes d’une apparence des plus ordinaires, sans aucun trait distinctif. L’une d’entre elles, particulièrement robuste et carrée, pourrait même être prise pour un homme si on ne la voyait que de dos.

C’était… terriblement pénible à regarder.

Chez lui, les servantes qui l’entouraient, sans être des beautés célestes, avaient au moins des traits agréables et délicats. Mais en comparant avec celles de la maison Tang, chaque regard lui donnait presque l’impression d’avaler de travers.

Il avait entendu dire que la famille Tang, autrefois une lignée de lettrés, avait vu sa situation décliner au fil des années. Pourtant, le goût de Tang Fan ne devrait pas être aussi étrange, non ?

Lu Lingxi n’y comprenait rien.

Mais, après tout, ce qui se passait chez les autres ne le concernait pas. Il n’avait pas l’intention de critiquer, pas plus qu’il ne souhaitait faire quoi que ce soit qui pourrait déplaire à Tang Fan. Il faisait très attention à cette relation naissante et la préservait avec soin, craignant qu’un geste maladroit ne la brise.

Ce jour-là, cependant, quelque chose changea.

Dès que la porte s’ouvrit, Lu Lingxi sentit son champ de vision s’illuminer.

Une beauté telle que les mots peinaient à la décrire.

Des vers lui vinrent en tête, déferlant comme une vague :
« Une grâce digne des monts de jade, un parfum céleste digne des cieux. »
« Si ce n’est sur le mont Qunyu qu’on la voit, c’est sous la clarté lunaire qu’on la croise. »

Toutes les descriptions poétiques qu’il connaissait paraissaient soudain insuffisantes face à cette femme. Peu importait le talent du poète ou de l’artiste, il semblait impossible de capturer une telle beauté avec des mots ou des images. Rien ne pouvait rivaliser avec la rencontre en personne.

Mais hélas, il la connaissait.

Non seulement il la connaissait, mais il la connaissait très bien.

« Xiao Wu ?? » s’exclama Lu Lingxi, abasourdi, presque bondissant. « Que fais-tu ici ? »

Xiao Wu, un sourire malicieux aux lèvres, répondit : « Et pourquoi ne pourrais-je pas être ici ? À Suzhou, je vous ai tout de même aidés à résoudre une affaire majeure. N’es-tu pas un peu content de revoir une vieille connaissance ? »

Dans d’autres circonstances, face à une telle beauté, Lu Lingxi aurait probablement été profondément troublé.

Ou plutôt, face à quelqu’un comme Xiao Wu, dont la beauté était si éblouissante, rares étaient ceux qui pouvaient rester insensibles.

Mais cette fois, il sentit son esprit se mettre immédiatement en alerte. « Depuis quand es-tu si proche de frère Tang ? » demanda-t-il avec méfiance.

Xiao Wu s’écarta légèrement pour lui laisser le passage et répondit d’un ton léger : « Je passais par la capitale, alors j’ai fait un détour pour rendre visite à Maître Tang. Pourquoi ? Tu peux venir, mais pas moi ? »

Même si elle était magnifique, Xiao Wu n’était pas une femme sans danger. Lu Lingxi le savait bien depuis leur collaboration à Suzhou. En dehors du premier moment où il avait été ébloui par son apparence, il n’avait jamais eu la moindre pensée romantique à son égard.

Inconsciemment, il la compara même à Tang Fan dans son esprit, avant de se raviser brusquement, estimant que faire une telle comparaison revenait à dénigrer Tang Fan.

Lu Lingxi, sans s’en rendre compte, était tombé dans une affection unilatérale pour Tang Fan, et ce dernier lui semblait désormais parfait en tous points.

Ce qu’il ignorait, c’était que Xiao Wu avait récemment rejoint les gardes impériaux. Initialement basée dans le sud, elle était venue à la capitale pour rapporter une mission au commandement nord et, par courtoisie, rendait visite à Tang Fan avant de repartir rapidement.

Xiao Wu, cependant, s’amusa de l’air contrarié de Lu Lingxi, qui semblait vouloir poser des questions sans oser le faire. Naturellement, elle ne se donna pas la peine de lui fournir des explications supplémentaires.

Elle l’accompagna jusqu’à la porte de la chambre de Tang Fan et dit : « Entre par toi-même. »

Puis, sans attendre de réponse, elle se retourna et s’éloigna, sa silhouette gracieuse oscillant avec une élégance infinie.

Lu Lingxi jeta un bref coup d’œil à son dos, mais il n’était pas d’humeur à admirer sa beauté. Prenant une profonde inspiration, il leva la main pour frapper à la porte, avant de se raviser, de peur de perturber le repos de Tang Fan. Après une brève hésitation, il poussa doucement la porte et entra en silence, avançant à pas feutrés de la pièce extérieure vers la chambre intérieure.

Contre toute attente, Tang Fan n’était pas en train de dormir. Il ne remarqua même pas l’arrivée de Lu Lingxi et resta concentré, allongé sur le lit, une pile de papier devant lui, écrivant quelque chose.

Le voir travailler avec une telle application, même alité, suscita un profond respect chez Lu Lingxi.

Craignant de perturber ses pensées, il retint même sa respiration et l’observa en silence pendant un long moment. Ce n’est que lorsque ses jambes commencèrent à picoter qu’il bougea légèrement.

Au même moment, Tang Fan posa son pinceau et s’étira en massant sa nuque. En levant la tête, il aperçut Lu Lingxi.

Sa première réaction ne fut pas de le saluer, mais de tenter instinctivement de cacher ce qu’il écrivait.

Cependant, il réalisa rapidement que ce geste était trop évident. Avec un léger sourire gêné, il baissa les bras et invita Lu Lingxi à s’asseoir. « Tu es là ? Assieds-toi, assieds-toi ! »

Lu Lingxi, intrigué par son geste, demanda : « Grand frère Tang, que faisais-tu ? »

Tang Fan toussota légèrement et répondit : « Oh, rien, je griffonnais juste quelques notes.»

En tentant de se redresser, il s’appuya maladroitement sur son coude et grimaça de douleur.

Lu Lingxi se précipita pour le soutenir : « Que t’est-il arrivé ? Que dit le médecin ? »

Tang Fan, toussant faiblement, répondit avec un sourire forcé : « Le médecin dit… que je me suis froissé la taille. » (NT : ( ̄ω ̄) )

Lu Lingxi resta bouche bée : « Mais c’est grave, non ? Tu ne peux même pas marcher ? »

Tang Fan rit doucement : « Pas à ce point. C’est juste que, ces derniers temps, les affaires du Cabinet sont nombreuses, et je ne rentre chez moi que tard dans la nuit. Je suis fatigué, alors j’en profite pour prendre un jour de repos. »

Lu Lingxi, se souvenant du petit cadeau qu’il avait apporté, dit en souriant : « Mais Grand frère Tang n’aura plus à se fatiguer ainsi à l’avenir ! »

Tang Fan, intrigué, haussa un sourcil : « Oh ? Pourquoi donc ? »

Lu Lingxi, tout sourire, annonça : « L’Académie Hanlin a envoyé quatre nouveaux académiciens pour assister les ministres. Je fais partie de ce groupe, et je t’ai été assigné ! Désormais, je serai sous ta tutelle. Tu pourras me donner n’importe quelle tâche, je ferai tout sans broncher ! »

Tang Fan, légèrement surpris, afficha rapidement un sourire approbateur. Il répéta plusieurs fois « Très bien » avec enthousiasme, visiblement ravi.

Il avait toujours su que Lu Lingxi avait du potentiel. Lorsqu’il l’avait rencontré, ce dernier était encore un jeune homme fougueux, dont les actions étaient parfois imprudentes et l’attitude trop décontractée pour la fonction publique. Mais après avoir réussi l’examen impérial, il semblait avoir gagné en maturité.

Lu Lingxi, captivé, regarda un moment le sourire de Tang Fan, jusqu’à ce que ce dernier lui demande : « Qu’as-tu là ? »

Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il réalisa son impolitesse et posa rapidement la boîte en papier sur la table.

« Voici des gâteaux à la rose et aux fleurs d’osmanthus. J’ai entendu dire que tu aimais les douceurs… Hein ? »

En parlant, le regard de Lu Lingxi fut attiré par des feuilles de papier que Tang Fan venait de poser sur le côté. Quelques mots sautèrent à ses yeux, et sa curiosité fut immédiatement piquée.

« C’est… la suite de Chroniques des Royaumes Combattants ? » s’étonna-t-il en voyant des noms familiers sur le manuscrit. Il leva la tête, incrédule. « Grand frère Tang, tu… ne me dis pas que tu es l’auteur de Chroniques des Royaumes Combattants ?! »

Tang Fan se frotta le nez, visiblement un peu gêné, sans confirmer ni nier.

Mais il n’en avait pas besoin. À voir son expression, Lu Lingxi comprit immédiatement que c’était la vérité.

Cette révélation était tout simplement bouleversante.

Chroniques des Royaumes Combattants était l’un des récits populaires les plus en vogue dans les librairies, avec des ventes exceptionnelles. Son intrigue captivante, pleine de rebondissements, mêlait histoires d’amour et aventures, séduisant un large public. Certes, certains érudits pédants méprisaient ce genre d’œuvres, mais cela n’empêchait pas la majorité des gens de se précipiter pour acheter et lire ce roman. Même les conteurs des maisons de thé basaient leurs récits sur Chroniques des Royaumes Combattants.

Comme le livre était publié par volumes, ceux qui avaient lu le premier étaient impatients de connaître la suite. Si bien qu’une vague de copies et de suites non officielles signées sous le pseudonyme de « M. Sanqing » avait vu le jour sur le marché.

(NT : Sānqīng (三清,) ‘les trois clartés’. Fait référence aux trois principales divinités du taoïsme, considérées comme les manifestations les plus élevées de l'énergie cosmique)

L’identité de l’auteur était un sujet de grande curiosité. Beaucoup supposaient qu’il s’agissait d’un lettré en difficulté, contraint de recourir à ce moyen pour subvenir à ses besoins. Lu Lingxi avait également entendu dire que certains hauts fonctionnaires écrivaient discrètement des récits sous pseudonyme, bien que ces rumeurs n’aient jamais été confirmées.

Et voilà qu’en face de lui se trouvait une telle personne, bien réelle.

Un grand académicien de l’Académie de l’Est, ministre de la Justice, un pilier de l’État, en train de passer ses jours de repos à écrire un roman populaire.

Et non seulement il écrivait, mais il connaissait un succès retentissant. Lu Lingxi lui-même, pendant ses heures de loisirs, avait dévoré chaque volume sans pouvoir les poser.

Mais lier ces deux identités semblait tout simplement inconcevable.

Comment le mystérieux « M. Sanqing », que tout le monde croyait être un lettré désargenté, pouvait-il en réalité être Tang Fan, grand académicien de l’Académie Hanlinet ministre en exercice ?

Lu Lingxi se sentait complètement désorienté, comme s’il rêvait.

 

Traducteur: Darkia1030

 

 

 

 

 

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