Le lendemain, dès l’aube, Tang Fan se rendit directement au yamen du préfet et demanda à ce que le préfet Fan fasse venir Lin Fengyuan.
À la surprise générale, le messager revint informer le préfet Fan que Lin Fengyuan se sentait souffrant et avait envoyé quelqu’un annoncer qu’il resterait chez lui pour se reposer.
Fan fronça immédiatement les sourcils : « Allez lui dire que peu importe la gravité de sa maladie, il doit se présenter devant ce yamen… »
Tang Fan l'interrompit : « Savez-vous où réside le vice-préfet Lin ? »
Fan se hâta de répondre : « Oui, je le sais, Monsieur ! »
Tang Fan déclara alors : « Puisqu’il ne vient pas, je vais aller le voir en personne. Indiquez l'adresse à quelqu’un pour qu’il nous guide. »
Sur ordre de l'envoyé impérial, le préfet Fan ne pouvait pas refuser, et il n'envoya personne d’autre mais accompagna personnellement Tang Fan jusqu'à la résidence de Lin Fengyuan.
Cependant, au fond de lui, il trouvait Lin Fengyuan fort peu reconnaissant : son fils était décédé, certes la douleur était compréhensible, mais le censeur Tang était là pour enquêter et découvrir la vérité derrière cette mort. Non seulement Lin Fengyuan ne collaborait pas, mais il simulait la maladie ! Que cherchait-il donc ?
Arrivés chez Lin, ils découvrirent que Lin Fengyuan ne simulait pas mais était réellement malade.
Le préfet Fan connaissait bien Lin Fengyuan. Ils se voyaient au moins tous les deux ou trois jours pour des raisons professionnelles. Depuis le décès de son fils, Lin Fengyuan avait visiblement perdu beaucoup de sa vitalité et avait constamment un air sombre, ce qui était naturel. Mais en voyant l'homme qui leur fit face pour les accueillir, Fan ne put que constater avec stupéfaction qu’il semblait vieilli et métamorphosé.
Les cheveux de Lin Fengyuan, qui présentaient autrefois peu de cheveux blancs, étaient maintenant largement grisonnants. Son visage, maigre et allongé, avait perdu ses couleurs, et des cernes profonds assombrissaient ses yeux, lui donnant l’apparence d’un homme vieilli de dix ans.
Tang Fan, ne connaissant pas son apparence antérieure, ne parut pas trop surpris, mais Fan et Lu Lingxi, eux, étaient frappés de stupeur.
Lu Lingxi murmura discrètement à l’oreille de Tang Fan : « Lors de ma dernière visite, il n'avait pas l'air aussi vieux. »
Lin Fengyuan s'avança et s'inclina respectueusement : « Votre humble serviteur, Lin Fengyuan, salue l'envoyé impérial et le préfet. »
Tang Fan le releva doucement : « Inutile de vous incliner autant, vice-préfet Lin. Vous n’avez pas l’air en grande forme, avez-vous consulté un médecin ? »
Lin Fengyuan répondit : « Merci de vous en inquiéter, Seigneur. Ce n’est qu’un léger rhume, rien de grave. »
À le voir, on aurait plutôt dit qu’il souffrait d’insomnies dues à des tourments excessifs, mais après la perte de son fils, cette mine accablée semblait tout à fait naturelle. S’il avait été capable de sourire, cela aurait plutôt été étrange.
Tang Fan savait déjà que Lin Fengyuan avait trois fils. Le défunt, Lin Zhen, était l’aîné, le deuxième fils, un peu plus jeune, étudiait actuellement à l’académie de Bailuzhou, tandis que le plus jeune avait seulement six ou sept ans et était encore à l'école élémentaire.
Lin Fengyuan, bien qu’âgé d’un peu plus de quarante ans, avait une situation relativement stable avec une famille de trois fils. Bien que sa carrière ne soit pas exceptionnelle, elle restait respectable et enviable pour beaucoup. Mais après la perte tragique de son aîné, les funérailles étaient encore récentes et la maison restait drapée de blanc en signe de deuil, une situation pesante.
Après quelques mots d’échange et de courtoisie, Tang Fan demanda poliment : «Monsieur, j’ai une requête quelque peu délicate à vous faire. »
Mais Lin Fengyuan l’interrompit d'un ton ferme : « Si vous êtes venu pour demander l’exhumation de mon fils, alors il n’est nul besoin d’aller plus loin. Mon enfant est parti, il est en paix dans sa tombe, et comment pourrait-on supporter de le déranger en creusant sa tombe pour l’en déloger ? La douleur de perdre un fils est immense, je vous en prie, montrez un peu de compassion et comprenez la douleur d’un père en deuil. »
Tang Fan haussa légèrement les sourcils, un peu mécontent du refus catégorique de Lin Fengyuan, mais il n'en montra rien et continua d'un ton chaleureux et persuasif : « Vice-préfet Lin, j'ai entendu dire que votre famille Lin et la famille Shen avaient eu des différends dans le passé, ce sont des rumeurs qui circulent largement. Est-ce vrai ? »
Contrairement à Shen Kunxiu qui se serait emporté à cette question, Lin Fengyuan hocha la tête calmement : « C’est exact. »
Tang Fan poursuivit : « Pourriez-vous m’en dire un peu plus ? »
Lin Fengyuan expliqua : « À l’époque où Shen Kunxiu passait les examens du district, il avait obtenu la première place. Cependant, lors des examens provinciaux, il fut recalé. Parce que mon père en était l’examinateur principal, il nourrit depuis du ressentiment et, bien des années plus tard, lorsqu’il devint fonctionnaire, il n’a cessé de dire que mon père lui portait malheur et qu’il ne l’aimait pas. Il prétend même que la carrière de mon père fut ensuite semée d’embûches parce qu’il manquait de vertus, et le calomnia en toutes occasions ! »
Tang Fan demanda : « Mais était-ce vraiment la raison ? »
Lin Fengyuan, indigné, répondit : « Bien sûr que non ! Son examen avait été en effet apprécié des autres correcteurs, mais quand il arriva entre les mains de mon père, celui-ci remarqua qu’un mot violait une interdiction, et il le recala conformément aux règles. Il n’y avait rien d’injuste dans cette décision ! »
La « violation d’interdit » signifiait, par exemple, que l’essai contenait un caractère identique à celui du nom de l’empereur régnant. Dans ce cas, le candidat devait remplacer le caractère ou y omettre un trait pour montrer son respect. (1)
Cependant, en pleine épreuve, beaucoup d’étudiants oubliaient ce détail. En pareil cas, tout dépendait de la chance : certains examinateurs faisaient preuve de tolérance si le texte était de grande qualité, le recalant plus tard mais lui permettant quand même de figurer sur la liste.
Tang Fan, impassible, s’abstint de tout commentaire et demanda simplement : « Donc, selon vous, la mort de votre fils serait due à la rancune de Shen Kunxiu, qui aurait cherché à se venger ? »
Lin Fengyuan s’exclama : « Tout à fait ! Shen Kunxiu est un homme borné et vindicatif. Sans ses pressions incessantes, mon fils n’aurait jamais pensé au suicide pour laver son honneur. Je vous en prie, vous devez restaurer l'innocence à mon fils ! »
Tang Fan répondit : « En d’autres termes, vous êtes convaincu que votre fils est innocent et que toutes ces accusations de tricherie sont des fausses accusations de Shen Kunxiu ? »
Surpris par cette question, Lin Fengyuan hésita un moment avant de répondre : « Oui, même si mon fils n’était pas un érudit exceptionnel, il n’aurait pas eu besoin de tricher pour réussir ses examens ! »
Tang Fan ajouta : « Cependant, selon mes informations, plusieurs des camarades de votre fils, également suspectés de tricherie dans cette affaire, ont admis avoir appris des informations confidentielles de Lin Zhen lui-même. »
Furieux, Lin Fengyuan s’écria : « C’est impossible ! Ils cherchent simplement à le calomnier. Je vous en prie, soyez juste ! »
Tang Fan hocha légèrement la tête : « Je m’efforce toujours d’être juste. Je ne me fie jamais à des rumeurs sans entendre toutes les parties. J’écoute les témoignages de l’autre côté, mais il en va de même pour le vôtre. Je n’ai pas à juger les querelles entre vos familles, mais si elles affectent cette enquête, c’est une autre affaire. Vous n’êtes pas directement impliqué, seul Lin Zhen détient la vérité. Pour être franc, bien que je ne sois pas un expert en médecine légale, j’ai une certaine expérience des autopsies. Lin Zhen, même dans la mort, pourrait nous en dire beaucoup. Nous saurons s’il s’est suicidé sous la pression de Shen Kunxiu pour défendre son honneur, ou si une autre cause est en jeu. En tant que père, ne souhaitez-vous pas qu’il repose en paix ? »
Lin Fengyuan secoua de nouveau la tête et répondit : « Monsieur, je ne vois vraiment pas l'utilité d'une exhumation. Avant d'enterrer mon fils, le médecin légiste mandaté par les autorités a déjà confirmé qu'il s'était pendu. Pourquoi n'enquêtez-vous pas du côté de Shen Kunxiu et tenez-vous tant à tourmenter mon fils ? »
Ses paroles étaient irrévérencieuses, ce qui fit gronder le préfet Fan : « Impudent ! »
Tang Fan le calma d’un geste et répondit à Lin Fengyuan : « Il n’est pas rare que des cas considérés comme des suicides par le médecin légiste soient finalement réexaminés. Beaucoup de légistes pensent qu'ils peuvent résoudre des cas après avoir lu un manuel comme le Xi Yuan Ji Lu (NT : ou ‘De la réparation des injustices’, 1er manuel médico légal au monde, rédigé par Song Ci (宋慈) en 1247, visant à aider les enquêteurs et juges à analyser les cas de mort suspecte) mais cela conduit souvent à des erreurs judiciaires. Depuis que je suis en fonction, j'ai rencontré d'innombrables exemples de ce genre. Si, comme vous le dites, Shen Kunxiu voulait vraiment s’en prendre à votre famille, il n’aurait sûrement pas laissé passer une telle opportunité. Shen Kunxiu a dénoncé plus d'une dizaine d'autres candidats, et tous sont encore vivants, sauf votre fils. Il est possible que Shen Kunxiu ait poussé votre fils à bout en secret. Vice-préfet Lin, ne souhaitez-vous pas découvrir la vérité ? »
Malgré toute la patience de Tang Fan, Lin Fengyuan refusa toujours : « Veuillez excuser mon obstination, Monsieur. »
Tang Fan insista : « Et si j’exige l’exhumation ? »
Lin Fengyuan resta silencieux un instant avant de répondre : « Si vous insistez, je ne pourrai vous en empêcher, mais sachez que la Cour a désigné un autre ambassadeur impérial pour enquêter sur cette affaire. Je m’en remettrai donc à lui ! »
Une telle menace de la part de Lin Fengyuan était presque risible, mais Tang Fan savait que les opinions publiques seraient probablement en faveur de Lin Fengyuan, accusant Tang Fan d’abus de pouvoir s’il insistait. Bien que Tang Fan soit maintenant un grand érudit du Cabinet, il devait aussi considérer l’impact d’une telle décision sur sa réputation.
Tandis qu'il écoutait, Lu Lingxi fulminait de colère. Grand frère Tang demande une autopsie pour faire la lumière sur la cause de la mort de votre fils, et non pour semer la discorde ! Non seulement vous ne montrez aucune reconnaissance, mais vous créez des obstacles de tous côtés ! Vous ne savez vraiment pas distinguer le bien du mal !
Il semblait que depuis leur arrivée ils ne croisaient que des gens incapables de distinguer le bien du mal. D'abord, il y avait eu Xu Bin au banquet de bienvenue, ensuite Shen Kunxiu, et maintenant Lin Fengyuan. Se pourrait-il que le feng shui du lieu soit mauvais, en conflit avec leurs huit caractères ?
Même le préfet Fan trouvait le comportement de Lin Fengyuan insupportable et excessif. Cependant, Tang Fan, ayant vu des choses bien plus troublantes et des personnalités pires à gérer, resta imperturbable. Il souleva même la tasse de thé, en enlevant délicatement la mousse d’un mouvement du couvercle, et prit une gorgée.
Malgré la réticence de Lin Fengyuan à coopérer, Tang Fan refusa de se retirer, obligeant Lin Fengyuan à tolérer sa présence, en silence. Une atmosphère tendue s’installa dans le salon.
Après un moment, Tang Fan dit soudain : « Cette peinture est plutôt agréable. »
Tout le monde s’immobilisa, surpris qu’il mentionne soudain une peinture. En suivant son regard, ils virent qu’il parlait d’un tableau accroché au mur de la demeure des Lin.
Le tableau représentait des montagnes verdoyantes et une rivière majestueuse qui coulait vers l’est ; une petite barque dérivait sur l’eau, un homme observant le soleil levant à l’est. La scène évoquait l’esprit du vers « À l’aube, je quitte Baidi dans les nuées colorées,
Et parviens à Jiangling, à mille li, en une journée». (2)
À côté était écrit un poème : « Deux rangées d'arbres lointains et les ombres des montagnes, une barque glisse doucement sur l’eau. »
Une peinture ordinaire au poème simple, sans prestige, mais qui avait une certaine atmosphère.
Lin Fengyuan répondit : « Cette peinture est une de mes œuvres récentes, une simple distraction personnelle, indigne de vos louanges, Monsieur. »
Tang Fan avait juste fait un compliment en passant. Après avoir entendu cette réponse, il se contenta de sourire. « Puisque le vice-préfet Lin ne souhaite pas l'exhumation, soit. Sur ce, je prends congé. »
Il se leva, et Lin Fengyuan s’empressa de s’incliner respectueusement : « Merci, Monsieur, pour votre compréhension. Si vous avez d’autres questions, cet humble fonctionnaire est prêt à vous répondre en toute franchise. »
« Inutile. Reposez-vous bien chez vous, » répondit Tang Fan, d’un ton détaché, avant de partir.
Le préfet Fan jeta un regard noir à Lin Fengyuan et murmura : « Tu ne sais vraiment pas ce qui est bon pour toi ! »
Ce qui le surprenait, c’est que, avant la mort de Lin Zhen, Lin Fengyuan entretenait de bonnes relations avec lui, son supérieur, et se montrait toujours respectueux. Mais là, il ne semblait plus hésiter à se mettre Tang Fan, l’ ambassadeur impérial, à dos, comme s’il avait perdu la raison.
Lu Lingxi et Xi Ming, qui accompagnaient Tang Fan, partageaient le même sentiment. Avec la position de Tang Fan, se rendre chez Lin Fengyuan pour traiter l'affaire de Lin Zhen était déjà un honneur pour ce dernier. Pourtant, non seulement Lin Fengyuan refusait de coopérer, mais il trouvait aussi toutes sortes d’excuses pour repousser leur demande. Si Tang Fan n’avait pas gardé son calme, Lu Lingxi l’aurait sans doute ridiculisé ouvertement.
En sortant de chez Lin, Lu Lingxi demanda : « Grand frère Tang, veux-tu que je trouve une occasion de lui donner une bonne leçon ? »
« Ce n’est pas nécessaire, » répondit Tang Fan en agitant la main, l’air pensif, mais sans en dire davantage.
Une fois hors de la demeure de la famille Lin, Tang Fan dit au préfet Fan et à Ji Min qu'ils pouvaient retourner à leurs obligations, précisant qu’il souhaitait flâner un peu, accompagné de Lu Lingxi et Xi Ming.
Le préfet Fan et Ji Min, ayant chacun des affaires à gérer, n'insistèrent pas. Ils échangèrent quelques paroles de politesse avant de se retirer.
Tang Fan et ses compagnons marchèrent un moment dans les rues, avant de s'arrêter dans une auberge non loin, le Qingfeng Lou, qui, par coïncidence, était l’endroit où Zeng Jin et ses complices avaient avoué avoir acheté des sujets d’examens.
L'endroit était décoré avec élégance, fréquenté par de nombreux clients, et l’on devinait que la cuisine devait être excellente. Comme ils n'avaient pas réservé, ils n'eurent d’autre choix que de s'installer dans la grande salle.
La salle comportait un premier et un second étage, les tables de ce dernier étaient séparées par des paravents, offrant un peu d’intimité, bien que moindre que celle d’un salon privé,mais c'était un peu plus calme qu'au premier étage, ainsi qu'un peu plus cher.
Le serveur les accueillit chaleureusement. En apprenant qu'ils voulaient un salon privé, s'excusa qu’il n’y en avait pas de disponible. Tang Fan n’en fit pas cas et demanda simplement à être installé au deuxième étage, où il commanda quelques plats.
Ayant tous quitté la maison Lin de bon matin, remplis d’un trop-plein de thé et de frustration, ils commençaient à avoir faim. En voyant des plats simples comme du poulet sanbeji (NT : poulet ‘trois tasses’, spécialité de Jiangxi, tirant son nom de son accompagnement par 3 sauces), du poisson sauté, de la viande vapeur à la patate douce et des champignons sauvages sautés, ils se mirent à table de bon appétit. Ils étaient quatre, puisque Tang Fan n'avait pas autorisé Xi Ming et Han Jin à s'installer à une table séparée. L'ambiance était plutôt animée, car ils étaient assis en cercle et prenaient leur nourriture à tour de rôle dans un joyeux désordre. Accompagnés de riz blanc, la plupart des plats sur la table furent rapidement dévorés.
Après que tout le monde ait bien mangé, Tang Fan se tourna vers Xi Ming et dit : « J’ai une cousine éloignée qui a suivi ses parents en Jiangxi durant son enfance. Il y a quelques années, elle a perdu ses parents et vit des jours difficiles. Ayant appris que j’étais de passage ici, elle a souhaité me retrouver. À ton retour, informe les services de relais et fait préparer la chambre où Ziming séjournait autrefois. »
Xi Ming acquiesça sans réfléchir davantage, tandis que Lu Lingxi, un peu intrigué, demandait : « Grand frère Tang, pourquoi ne nous as-tu jamais parlé de cette cousine auparavant ? »
Tang Fan sourit : « Nous étions éloignés et n’échangions pas de lettres. Ce n’est que peu avant mon départ de la capitale que ma sœur m’en a parlé. »
Mais alors, pourquoi n’en avait-il pas fait mention dès leur arrivée en Jiangxi ? Et pourquoi ce sujet surgissait-il maintenant, sans prévenir ?
Xi Ming n'était pas du genre curieux et exécuterait simplement les instructions de Tang Fan. Lu Lingxi, cependant, nourrissait des doutes, bien qu’il n’osât trop insister, n’ayant qu’une connaissance limitée des affaires familiales de Tang Fan.
Après réflexion, Lu Lingxi formula une suggestion avec précaution : « Grand frère Tang, puisque ta cousine est une jeune femme, il ne serait peut-être pas convenable qu’elle réside dans la même cour que toi et moi. »
Tang Fan acquiesça : « Tu as raison. Faisons ainsi : tu iras loger avec Xi Ming et les autres, et ma cousine restera dans la cour avec moi. Nous étions fiancés dans notre enfance, et comme elle est désormais seule, sans soutien, il n’est pas nécessaire de se montrer trop formaliste. »
"..."
Lu Lingxi resta sans voix, sentant un certain découragement. Il n’avait posé que quelques questions innocentes et voilà qu’il se retrouvait à devoir déménager.
Incapable de trouver une excuse pour refuser, il accepta à contrecœur mais ajouta, un brin ironique : « Elle doit être une demoiselle érudite et vertueuse, pour être fiancée depuis l’enfance à grand frère Tang. Comment dois-je m’adresser à elle en la rencontrant ? Ce serait bien que tu me prépares un peu, histoire d’éviter les impairs ! »
À l’écoute de ses qualificatifs, Tang Fan réprima un sourire. Heureusement, Lu Lingxi ne le vit pas.
Adoptant une expression empreinte de nostalgie, Tang Fan répondit : « Appelle-la simplement Dame Qiao. Je ne l’ai vue que deux fois quand nous étions enfants, elle est d’un naturel très réservé… »
Il marqua une pause, se disant intérieurement qu'il aurait besoin d'un moment pour avaler cette histoire. Puis, reprenant contenance, il ajouta : « Elle est de nature timide et risquerait de se sentir gênée si vous l’appeliez “sœur” ou “madame” directement. Nous ne sommes pas encore mariés, et le respect de sa position importe. »
Tang Fan envisageait de révéler l’identité réelle de Sui Zhou à Lu Lingxi et aux autres, mais il restait prudent. Ne sachant pas si des membres de la secte du Lotus Blanc étaient infiltrés dans l’administration locale, il craignait que l’inexpérience de Lu Lingxi ne trahisse leurs intentions par inadvertance. Mieux valait donc attendre que la situation soit plus sûre avant de parler franchement.
Encore sous le choc de ces révélations, Lu Lingxi resta un moment silencieux, l’air perdu dans ses pensées.
Ce fut Xi Ming qui reprit la conversation : « Monsieur, souhaitez-vous que je m’occupe de quelque chose chez les Lin ? »
Tang Fan répondit en souriant : « Oui, il y a bien une tâche pour toi. Mais c’est une affaire un peu délicate qui demande de la discrétion. Il faudra y réfléchir soigneusement. »
Xi Ming répondit : « Monsieur, donnez simplement vos instructions ! »
Tang Fan acquiesça : « Alors, commence par découvrir où Lin Zhen a été enterré. Nous irons ouvrir la tombe quand la nuit sera tombée. »
Il l’annonça avec calme, mais les autres furent surpris et amusés : alors c’était ça ! Tang Fan, malgré les provocations de Lin Fengyuan, ne s’était pas énervé parce qu’il avait déjà prévu cette manœuvre ?
Lu Lingxi demanda : « Grand frère Tang, est-il vraiment nécessaire de procéder ainsi ? »
Bien qu'il soit issu d’une famille influente et qu'il ait parcouru de nombreux endroits sans peur, il n'en restait pas moins que profaner une tombe était mal vu. Si la fouille ne donnait aucun résultat et que l’affaire s’ébruitait, cela pourrait entacher la réputation de Tang Fan, même en tant qu’envoyé impérial. Il posait donc la question par souci à son égard.
Tang Fan répondit par une question : « Aujourd'hui, quand nous étions chez les Lin, as-tu remarqué quelque chose ? »
Comprenant que Tang Fan voulait tester son esprit de déduction, Lu Lingxi prit le temps de réfléchir sérieusement : « Le comportement de Lin Fengyuan était étrange. »
Tang Fan : « En quoi cela te semble-t-il étrange ? »
Lu Lingxi : « Pour un homme comme Lin Fengyuan, dont le fils est mort et qui a une vieille rancune contre Shen Kunxiu, il devrait être ravi de le voir en difficulté. En toute logique, s'il voulait vraiment obtenir justice, il aurait accepté l'exhumation du corps. Pourtant, il s’est obstiné à refuser, ce qui est contraire à toute logique. Et même le Préfet Fan l’a dit : avant la mort de Lin Zhen, Lin Fengyuan n’était pas du tout comme ça. »
Tang Fan : « D’autres observations ? »
Rassuré par l’air encourageant de Tang Fan, Lu Lingxi redoubla de réflexion : « Serait-il possible que la mort de Lin Zhen cache quelque chose d’autre, et que Lin Fengyuan redoute qu’on découvre une vérité embarrassante pour lui en procédant à l’exhumation ?»
Tang Fan : « C’est fort possible. »
Revigoré par cet accord, Lu Lingxi laissa libre cours à ses hypothèses : « Si Lin Fengyuan est si inquiet, peut-être a-t-il des remords, comme s’il cachait quelque chose... Se pourrait-il qu'il ait tué son propre fils et ait peur que cela soit découvert ? »
Tang Fan secoua la tête avec un sourire amusé ; cette hypothèse allait un peu trop loin : «Tu te rappelles la peinture accrochée au mur ? »
Lu Lingxi : « Oui, mais elle ne semblait rien avoir de particulier. »
Tang Fan expliqua : « Lorsque Lin Fengyuan me parlait, son regard déviait sans cesse vers cette peinture. Au début, je n’y ai pas prêté attention, mais j’ai fini par le remarquer, alors j’ai posé une question par curiosité. Sa réponse a éveillé mes soupçons. Il m’a dit que c’était une œuvre récente. Penses-y : un homme qui vient de perdre son fils, au point d’être si affligé, aurait-il l'esprit à peindre ? »
Lu Lingxi resta interloqué, n’ayant pas envisagé cette perspective.
Tang Fan poursuivit : « La peinture révèle souvent l’état d’esprit de l’artiste, tout comme les poèmes reflètent ses émotions. Même s'il voulait exprimer sa douleur par la peinture, elle devrait dégager de la tristesse ou du chagrin, non ? Comment se fait-il alors qu’il ait peint une scène aussi calme et pleine de sérénité, comme ce ‘léger bateau dérivant paisiblement’ ? »
Lu Lingxi, comprenant mieux, conclut : « Donc, Lin Fengyuan cache effectivement quelque chose ? »
Tang Fan répondit avec assurance : « Oui, et bien plus que quelque chose ! Non seulement Lin Fengyuan est suspect, mais Shen Kunxiu l’est aussi. »
Lu Lingxi, perplexe, demanda : « Tu penses que Shen Kunxiu se sert de cette affaire pour régler ses comptes personnels ? »
Tang Fan hocha la tête, mais ne développa pas davantage, ajoutant simplement : « Une chose à la fois. Voyons d’abord si l’exhumation du corps de Lin Zhen peut nous en apprendre davantage. »
Chaque fois qu’il écoutait Tang Fan analyser l’affaire, Lu Lingxi ressentait un certain découragement, comme s’il avait encore un long chemin à parcourir. Il essayait de redoubler d’efforts, d’être plus minutieux, dans l’espoir de rattraper Tang Fan. Pourtant, tant que Tang Fan gardait des éléments pour lui, il savait qu’il n’arriverait pas à tout deviner, ce qui le rendait un peu morose.
Apparemment, Tang Fan avait perçu son malaise et lui tapota l’épaule : « Yiqing, tu sais, à ton âge, je n’aurais probablement pas fait mieux que toi. Chaque chose en son temps, il ne faut pas être pressé. »
Bien que Lu Lingxi ressente encore un brin de frustration, le ton encourageant et bienveillant de Tang Fan, semblable à celui d’un aîné, accentua plutôt son sentiment de déception. Il ne put s’empêcher de protester : « Grand frère Tang, je n’ai pas tant d’années de moins que toi ! Je suis sûr de pouvoir t’aider encore davantage ! »
Tang Fan répondit en souriant : « Bien sûr, bien sûr, tu m’aides énormément ! Ces derniers temps, sans toi, Xi Ming, et Han Jin, cela aurait été bien plus compliqué. »
Lu Lingxi : « … »
Très bien, voilà qu’il était au même rang que Xi Ming et les autres.
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Petit théatre de l’auteur
Wang Zhi : J'ai entendu que tu t’étais déguisé en femme dans le Jiangxi ?
Sui Zhou : Hum.
Wang Zhi, incrédule : Tu es un homme grand et robuste. Faut-il être aveugle pour te prendre pour une femme ?
Sui Zhou : J'ai une astuce.
Wang Zhi : Quelle astuce, hein ? Laisse-moi l'entendre.
Sui Zhou : Imiter les gestes de la main d'opéra que tu utilises lorsque tu parles.
Wang Zhi, furieux : Espèce d'imbécile au crâne vide ! Arrête de me faire de l'ombre ! Quand est-ce que j'ai fait ça ?!
Sui Zhou : C'est la marque de fabrique des générations d'eunuques.
Wang Zhi : …
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Notes du traducteur
(1) Un peu plus d’info sur les caractères tabous ou bìhuì(避讳)
Le nom de naissance d’un empereur devenait tabou / sacré une fois qu’il accédait au trône et changeait de nom pour prendre son nom d’empereur ; il était alors strictement interdit de le prononcer ou de l'écrire.
Par exemple dans le cas de l’empereur de cette histoire dont le nom de règne était Ming Xianzong, ou Chenghua, son nom personnel Zhu Jianshen (朱見深) est devenu tabou à son couronnement.
Cette interdiction s'étendait non seulement au nom de l'empereur régnant, mais parfois également à ceux de ses ancêtres.
Sous certaines dynasties, comme les Tang et les Ming, l’utiliser était considéré comme une trahison très grave, traitée comme une atteinte à la dignité impériale et à l'ordre confucéen. Cela entraînait des châtiments pouvant aller jusqu’à l’exécution de l’individu concerné en fonction des circonstances, voire à la punition d’autres membres de la famille.
Pour éviter d'enfreindre ce tabou, les érudits et les fonctionnaires changeaient l'écriture ou la prononciation de caractères similaires ou identiques au nom personnel de l’empereur. Par exemple, ils pouvaient omettre certains traits d’un caractère ou en remplacer un par un autre pour ne pas écrire le nom directement.
Ainsi pour l'empereur Ming Xianzong, Zhu Jianshen (朱见深 ) s’écrirait 观深 c’est à dire guān shěn au lieu de jiàn shēn.
Il faut se rappeler ici que l’empereur était le ‘Fils du ciel’, il avait reçu le ‘Mandat du Ciel’ (天命, Tiānmìng) pour gouverner. Ce mandat n’en faisait pas un dieu au sens strict, mais établissait l’empereur comme le médiateur sacré entre le Ciel et la Terre.
(2) ‘’En quittant Baidi au matin », poème de Li Bai
Ce poème est en style jueju (绝句), une forme de poésie très concise de quatre vers, typique de la poésie chinoise classique de la dynastie Tang.
À l’aube, je quitte Baidi dans les nuées colorées,
Et parviens à Jiangling, à mille li, en une journée.
Sur les deux rives, les singes ne cessent de gémir,
Tandis que ma légère barque franchit mille montagnes.
Traducteur: Darkia1030
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