Chenghua -Chapitre 123 – Échange de sourires …

 

En vérité, si l’on comptait bien, cela faisait presque cinq ou six ans que Tang Fan n’avait pas vu l’autre personne, mais cela n’empêcha pas que, dès qu’il vit son visage, des souvenirs familiers surgirent immédiatement.

L’autre personne, pour sa part, savait sûrement depuis longtemps que c’était Tang Fan qui venait, donc, contrairement à Tang Fan qui semblait surpris, il le regardait avec un sourire.

Fan Lezheng, avec son regard perçant, remarqua tout de suite l'attitude inhabituelle de Tang Fan envers le magistrat du comté de Luling. Il sourit en posant une question : « Le maître et le magistrat Ji se connaissent depuis longtemps ? »

Tang Fan sourit légèrement : « Plus que de simples connaissances, Ziming et moi sommes des amis très proches. Mais ensuite, Ziming a quitté la capitale, et nous avons perdu le contact. Je ne pensais pas que, comme on dit, on pourrait se retrouver à l’autre bout du monde. Ziming, n'est-ce pas vrai ? »

Entendant son nom, Ji Min fit un pas en avant et salua respectueusement : « Votre serviteur, le magistrat du comté de Luling, salue maître Tang. »

Tang Fan le soutint par les bras, l’empêchant de se courber : « Pourquoi tant de formalités ? » gronda-t-il gentiment.

Ji Min sourit : « Les affaires privées restent privées, il ne faut pas mélanger le public et le privé. Maître, je vous prie de ne pas m'en empêcher. »

Bien qu’il ait dit cela, son ton ne montrait aucune distance. Tang Fan se sentit légèrement soulagé, comprenant que Ji Min ne voulait pas prêter le flanc aux critiques. Il ne l’arrêta donc plus, le laissant saluer respectueusement.

En tant qu'amis d'antan se retrouvant, tous deux avaient naturellement beaucoup à dire, mais le moment n’était pas opportun. Tang Fan lui lança un regard d’excuse.

Ji Min sembla comprendre ce que Tang Fan voulait dire. Il lui adressa un léger signe de tête, un sourire dans les yeux, comme autrefois.

Beaucoup de personnes étaient venues accompagner Fan Lezheng pour accueillir Tang Fan, principalement des fonctionnaires de la préfecture de Ji'an ainsi que des lettrés locaux. Comparé à eux, Ji Min, le magistrat du comté de Luling, semblait bien insignifiant.

Parmi cette foule, Shen Kunxiu n'était pas présent, ce qui était naturel. Shen Kunxiu, un inspecteur de troisième rang, n’avait évidemment pas besoin de s’abaisser à venir courtiser Tang Fan, même si celui-ci portait également l'aura d’envoyé impérial. Si Shen Kunxiu avait fait le déplacement, personne n’aurait trouvé cela étrange, mais vu son caractère, il était évident qu’il ne ferait jamais ce genre de chose.

Après avoir présenté quelques personnages importants présents, Fan Lezheng désigna un jeune homme à Tang Fan et dit : « Voici le fils du Maître Consul. »

Hein ?

Le fils de Shen Kunxiu ?

Tang Fan pensa un instant avoir mal entendu.

Alors qu'il était encore perdu dans ses pensées, l’autre s’était déjà avancé pour le saluer : «Moi, humble serviteur, Shen Si, je salue Maître Tang. »

En fait, on peut souvent juger du caractère de quelqu’un simplement par sa tenue. Par exemple, les vêtements de Sui Zhou, que ce soit la couleur ou la coupe du tissu, donnaient une impression de rigueur et de précision, reflétant son comportement méticuleux.

Mais ce jeune maître Shen, quant à lui, portait un turban de soie rouge foncé orné d’une grande pièce de jade incrustée d’or. Il arborait une robe longue en soie de Suzhou (NT : soie renommée pour sa haute qualité) couleur prune, et une ceinture de soie dorée avec des pendentifs de jade, sans oublier une ceinture tissée de motifs colorés de nuages brodés. Bref, il brillait littéralement de mille feux.

C’était... vraiment difficile à regarder directement.

Shen Kunxiu ne pouvant pas se présenter lui-même, avait-il donc envoyé son fils à sa place?

Mais quel était donc ce goût, ce style excentrique ?

Shen Kunxiu, après tout, était un haut fonctionnaire de rang trois. On pourrait s’attendre à ce qu’il apprécie un style raffiné, en accord avec les lettrés de son époque. Comment se faisait-il que son fils soit si… extravagant ?

Tang Fan, en homme cultivé, ne laissa transparaître sa stupeur qu’un bref instant avant de retrouver son calme et de sourire pour répondre au salut : « Je salue le jeune maître Shen. Comment se porte votre père, le Maître Consul ? »

Shen Si éclata de rire, d’un air nonchalant : « Pas très bien. Il se met en colère tout le temps ces jours-ci, si bien que je ne peux même plus rester à la maison, alors je suis sorti me dégourdir les jambes. »

Tang Fan resta un instant surpris avant de sourire : « Demain, j’irai personnellement rendre visite à Maître Shen. Merci de bien vouloir lui transmettre ce message. »

Shen Si hocha la tête d’un geste distrait, sans qu’on sache s’il avait vraiment écouté ou non.

Cette brève conversation suffit à Tang Fan pour comprendre que la présence de Shen Si ici n’était certainement pas l’idée de Shen Kunxiu.

D’abord, avec le caractère de Shen Kunxiu, alors qu’il n’était pas encore sorti de ses démêlés judiciaires liés à une affaire de meurtre, pourquoi aurait-il laissé son fils venir accueillir un envoyé impérial ? Même si Shen Kunxiu avait voulu faire bonne figure en envoyant son fils à la place, il n’aurait jamais dépêché une personne aussi excentrique.

Pour la première fois de sa vie, Tang Fan se retrouva à court de mots pour poursuivre la conversation. Voyant son malaise, le préfet Fan intervint rapidement : « Maître Tang, j’ai préparé un banquet pour vous accueillir et vous débarrasser de la poussière du voyage. Accepteriez-vous cet honneur ? »

Contrairement à d’autres occasions, Tang Fan n'hésita pas cette fois. Il sourit et hocha la tête : « Je vous remercie pour votre hospitalité, préfet Fan. »

Voyant qu’il acceptait, le sourire de Fan Lezheng devint encore plus sincère : « Par ici, s’il vous plaît. »

Bien que beaucoup de gens soient venus accueillir Tang Fan, au final, seuls quelques personnes eurent l’honneur de partager un repas à la même table que lui dans une salle privée.

Grâce à Tang Fan, Ji Min, le magistrat du comté de Luling, eut également droit à une place à ce banquet.

Outre cela, il y avait également le préfet de Ji'an, Fan Lezheng, le sous-préfet Sun Yu, Shen Si, fils de Shen Kunxiu, ainsi que le marchand de sel Xu Bin et le marchand de tissus Fang Huixue.

Et, bien sûr, Tang Fan et Lu Lingxi.

Dans ce genre de circonstances, l'attribution des places était très importante.

Bien que Lu Lingxi soit un proche de confiance de Tang Fan, il n'avait ni poste ni fonction officielle, donc il n'était pas placé à proximité de Tang Fan et fut installé à côté de Ji Min.

Tang Fan, comme il se doit, occupait le siège d'honneur. À sa gauche se trouvait Fan Lezheng, le préfet, mais à sa droite, étonnamment, ce n'était pas Sun Yu, le sous-préfet, mais bien Fang Huixue, le marchand de tissus.

Cela sembla quelque peu déplaire à Xu Bin, mais il ne fit finalement aucun commentaire.

Cette disposition éveilla la curiosité de Tang Fan envers Fang Huixue.

Un marchand qui partageait une table avec des fonctionnaires, et qui plus est était assis juste à côté de lui, ne pouvait être un marchand ordinaire.

Grâce aux présentations de Fan Lezheng, Tang Fan apprit que Xu Bin avait des relations avec un haut fonctionnaire à Nankin, tandis que la fille de Fang Huixue avait épousé, en tant que seconde épouse, le gouverneur en chef de la province.

Xu Bin, bien que notable, n'attirait pas autant l'attention. Fang Huixue, quant à lui, semblait dans la quarantaine, portait une barbe en cinq mèches (NT : barbe divisée en cinq sections distinctes, considérée comme étant à la fois soignée et sophistiquée) et dégageait une aura élégante, plus proche d’un lettré que d’un marchand, laissant une impression favorable. Cependant, sa fille ne devait pas avoir plus de vingt ans. En comparant son âge à celui du gouverneur de la province, Tang Fan secoua légèrement la tête sans faire de commentaire.

Le préfet Fan, remarquant que Tang Fan ne portait pas un grand intérêt à ces deux hommes, crut qu’il partageait le préjugé des autres fonctionnaires qui méprisaient les commerçants. Il s’efforça alors de dire quelques mots en faveur de Fang Huixue lors des présentations : « Vous ne le savez peut-être pas, mais ce cher Fang est surnommé le Grand Bienfaiteur. En dehors de ses affaires prospères, il a fait beaucoup pour la communauté locale. Qu’il s’agisse de construire des ponts, d’aménager des routes, ou de distribuer de la nourriture aux victimes de catastrophes, Fang est toujours impliqué. Même l’ancien ministre Peng, après son retour à la retraite, a entendu parler de ses actes charitables et a personnellement écrit une plaque de calligraphie portant l’inscription "Aidant ceux en difficulté", qui est aujourd’hui accrochée dans le hall principal de la demeure des Fang. »

Tang Fan comprit alors la situation.

Peng Shi était un éminent ministre ayant servi trois empereurs. Très respecté, il avait pris sa retraite avec honneur et était originaire du comté de Luling, dans le Jiangxi. Bien qu’il soit décédé il y a quelques années, les gens locaux lui portaient toujours un grand respect. Obtenir une plaque calligraphiée de Peng Shi expliquait sans doute la montée en importance de Fang Huixue. Désormais, étant également le beau-père du gouverneur, même le sous-préfet Sun Yu devait lui témoigner du respect.

Tang Fan sourit légèrement et dit : « Recevoir les éloges de Peng le Cultivé est une preuve incontestable de mérite. Un jour, je viendrai personnellement admirer cette plaque, mais j'espère que vous ne me chasserez pas ce jour-là, cher bienfaiteur Fang ! »

Fang Huixue répondit humblement : « Ce n’est que grâce à l'indulgence du préfet que je bénéficie de ces éloges. Si vous souhaitez visiter ma demeure, ce sera pour nous un grand honneur. »

Après quelques échanges plaisants, le préfet Fan fit signe de servir les plats, ajoutant : « Je sais que votre présence ici concerne l’enquête sur l’affaire des examens impériaux. Je ne vous retiendrai donc pas plus longtemps. J’ai fait préparer une chambre pour vous à la résidence officielle. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, il vous suffit d’envoyer quelqu’un, et je me présenterai aussitôt pour vous rencontrer. »

Tang Fan fit un geste de la main et dit : « Nous avons de bons plats devant nous. Parler affaires gâcherait l’ambiance. Profitons de ce moment, nous pourrons aborder ces questions après. »

Le préfet Fan, soulagé, répondit avec un grand sourire : « Vous avez bien raison, Maître Tang. Puis-je vous offrir un premier verre ? »

Après plusieurs tours de boissons, l’atmosphère devint plus joyeuse. Comme Tang Fan refusait que tout le monde le salue en permanence avec des coupes de vin, chacun se détendit et ils commencèrent à lui parler des plats sur la table.

Sun Yu sourit et dit : « Maître Tang vient de Suzhou, vous devez avoir goûté à toutes les spécialités délicates là-bas. Mais ne vous laissez pas tromper, bien que notre Jiangxi ne soit pas aussi réputé que Suzhou ou Hangzhou, nous avons aussi des mets uniques à offrir. Prenons par exemple le "poisson-chabot plongeant dans le tofu". Il faut d'abord mijoter un bouillon avec des os pendant sept ou huit heures, puis le laisser refroidir. Ensuite, on place une grande pièce de tofu et des poissons-chabots vivants dans le bouillon. En chauffant le bouillon, les poissons plongent dans le tofu. Une fois le plat cuit à point, les saveurs du tofu et du poisson se mélangent, et le tofu, tendre et parfumé, est imprégné de la fraîcheur du poisson. C'est un véritable délice ! »

Devant cette présentation enthousiaste, Tang Fan se devait de goûter. Il prit une cuillère de tofu, goûta, puis hocha la tête avec satisfaction : « C'est vraiment délicieux ! »

Sun Yu ne cherchait pas seulement à introduire les plats, mais aussi à marquer des points auprès de Tang Fan.

Il avait quelques amis de la même promotion que lui qui travaillaient dans la capitale, et ils échangeaient régulièrement des lettres. Sun Yu avait appris par l’un d’eux qu’un fonctionnaire nommé Weng, qui travaillait au ministère de la Guerre, avait auparavant été un simple magistrat local. C’est en aidant Tang Fan à résoudre une affaire qu’il avait gagné en reconnaissance, et à la fin de son mandat, il avait pu être transféré au ministère de la Guerre pour un poste de chef de service.

Tous les ministères de la capitale n’étaient pas des postes lucratifs. Parfois, certaines administrations centrales offraient moins d’avantages que des fonctions subalternes dans des bureaux locaux. Cependant, la position d’un bureau central ne pouvait être comparée à celle d’une administration locale. Quiconque ambitionnait de monter en grade espèrait forcément intégrer l’un des six ministères. Ce chef de bureau nommé Weng n’aurait jamais été remarqué s’il n’avait pas bénéficié de l’appui de Tang Fan et de sa recommandation. Qui aurait prêté attention à un simple magistrat de comté sinon ?

Cela montrait bien que la compétence était importante, mais le soutien d’une personnalité influente l’était tout autant.

Sun Yu, qui n’avait pas vraiment de réseau ou d’appuis, se distinguait par sa capacité à obtenir des informations. En apprenant que Tang Fan avait un grand talent, il redoubla de flatteries. Si Tang Fan pouvait également l’apprécier et le soutenir, ce serait encore mieux.

Cependant, il ignorait que Tang Fan était un véritable amateur de bonne chère. En voyant ce dernier apprécier la nourriture avec tant d'enthousiasme, Sun Yu crut qu'il avait réussi à bien flatter son supérieur. Heureux, il se montra encore plus zélé dans ses explications.

C’est alors que le fils de Shen Kunxiu, Shen Si, intervint soudainement : « Discuter tout le temps devient ennuyeux. Pourquoi ne pas chercher un peu de divertissement pour agrémenter ce repas ? »

Le préfet Fan Lezheng, trouvant cette idée raisonnable, sourit et demanda : « Selon vous, jeune maître Shen, quel divertissement devrions-nous trouver ? »

Sans y réfléchir, Shen Si répondit : « Pourquoi ne pas inviter quelques chanteuses pour jouer de la musique et chanter afin d’animer la soirée ? »

Ces mots provoquèrent un léger malaise autour de la table.

Dans cette dynastie, les fonctionnaires surpris en compagnie de prostituées risquaient d’être démis de leurs fonctions et de ne plus jamais pouvoir être réintégrés. Toutefois, faire venir des chanteuses pour jouer et chanter ne posait pas problème.

Le souci était que l’envoyé impérial était ici pour enquêter sur une affaire – une affaire concernant le père de Shen Si, rien de moins. Et pourtant, ce dernier semblait trouver le temps de plaisanter et proposer d’inviter des chanteuses. Était-ce vraiment approprié ?

Se rendant compte que ses propos étaient inappropriés, Shen Si éclata de rire pour dissimuler son embarras : « Je suis un homme simple, incapable de proposer quelque chose de raffiné. Peut-être que vous avez de meilleures idées ? »

Le préfet Fan proposa alors : « Pourquoi ne pas faire un concours de couplets poétiques ? Si quelqu'un échoue à trouver la réponse, il devra boire. Qu'en dites-vous ? »

Xu Bin sourit et dit : « À cette table, à part moi qui ne suis pas versé dans les lettres, vous êtes tous des érudits. Si nous jouons ainsi, je serai toujours le perdant. J’ai donc une autre idée : utilisons l’ordre du vin et jouons à un jeu de boisson. Quand c’est le tour de quelqu’un, il devra répondre aux couplets donnés par les autres. Pour chaque échec, il devra boire une coupe. Qu’en pensez-vous, Messieurs ? »

L’ordre du vin était un jeu d’alcool populaire à l'époque. On n’utilisait pas des dominos ou des jetons d'ivoire, mais un petit jouet en argile en forme de culbuto. On le faisait tourner sur la table, et lorsqu'il s'arrêtait, la personne désignée devait répondre aux questions des autres.

Tous trouvèrent cette idée bien plus excitante et s’exclamèrent d’approbation. Tang Fan n’avait pas d’objection, alors le préfet Fan commença le jeu.

Il fit tourner le culbuto coloré, qui tourna rapidement sur la table, ralentit progressivement, puis s’arrêta devant Lu Lingxi.

Lu Lingxi, un peu gêné, se gratta la tête et sourit timidement : « Je ne suis pas doué pour les couplets. Ne pouvons-nous pas changer de jeu ? »

Dans ce genre de banquet, il n'y avait pas vraiment de hiérarchie, d’autant que Lu Lingxi n’était qu’un proche de Tang Fan, sans fonction officielle. Tout le monde rit et refusa poliment sa demande.

N’ayant pas le choix, Lu Lingxi joignit les mains et déclara : « Je suis bien incapable, Messieurs, je vous en prie, soyez indulgents. »

Le préfet Fan commença alors : « Le bambou fleurit vert après le givre. »

Le couplet était simple. Le préfet Fan ne voulait pas embarrasser Lu Lingxi, surtout après que celui-ci ait admis ne pas être très compétent en la matière. Il proposa donc un couplet relativement facile.

Lu Lingxi réfléchit un moment avant de répondre : « Prunier blanc avant la neige. »

Tang Fan savait bien que Lu Lingxi jouait les modestes. Il avait obtenu le titre de xiucai , donc il ne pouvait pas être incapable de répondre à un couplet si simple. Il lui lança un regard sévère, puis proposa à son tour : « Là où s’élève la vue, rien ne l’entrave. »

Lu Lingxi répondit avec un sourire : « Là où s’ouvre l’esprit, les vagues se calment. »

Sun Yu et les autres ne voulaient bien sûr pas embarrasser Lu Lingxi. Ils lui proposèrent des couplets tout à fait ordinaires, que Lu Lingxi parvint à compléter sans difficulté, évitant ainsi de devoir boire en gage.

Cependant, lorsque ce fut au tour de Xu Bin, celui-ci sourit et déclara : « Puisque le jeune maître Lu Gongzi suit Maître Tang de près, il a certainement été imprégné de son savoir et doit avoir beaucoup lu. Si je propose quelque chose de trop simple, cela serait un manque de respect envers lui. Qu’en pense le jeune maître Lu ? »

Lu Lingxi sourit et répondit : « Vous me surestimez, marchand Xu. Bien que je sois modeste, je ne peux pas non plus ternir la réputation de Maître Tang. Veuillez donc me soumettre votre épreuve. »

Xu Bin poursuivit : « Quelqu’un m’a un jour posé un couplet auquel je n’ai jamais trouvé de réponse. Maintenant que je suis entouré d’érudits, je profite de l’occasion pour vous le soumettre. Le voici : “Le fleuve et les rivières débordent, les vagues déferlent.” »

Tout le monde resta stupéfait.

Ce couplet, bien qu’il semble simple à première vue, était en fait composé uniquement de caractères avec le radical de l’eau (NT : shuǐ), ce qui obligeait à répondre en suivant la même règle.

Ce qui était censé être un jeu léger pour animer le banquet devenait une épreuve plus complexe, surtout que Xu Bin ciblait Lu Lingxi, un jeune homme peu connu. Cela semblait légèrement mesquin.

Tang Fan cligna légèrement des yeux et jeta un regard à Xu Bin, mais celui-ci ne montrait aucune malice apparente, observant Lu Lingxi avec un sourire en attendant sa réponse.

L'assemblée fut rapidement captivée par ce défi, chacun réfléchissant intensément à une réponse.

Le préfet Fan, de son côté, ne put s'empêcher de reprocher intérieurement à Xu Bin son comportement. S’il arrivait que Lu Lingxi échoue à répondre, cela risquait de porter atteinte à la réputation de Tang Fan. Comme dit le proverbe, "on ne bat pas un chien sans tenir compte de son maître". Si Tang Fan s’en irritait, ce serait lui, le préfet, qui en ferait les frais.

Cependant, Tang Fan ne semblait pas du tout inquiet pour Lu Lingxi. Effectivement, alors qu’il buvait calmement une gorgée de soupe, Lu Lingxi déclara : « Les cieux tonnent, des vibrations tonitruantes, tandis que la pluie tombe en trombes. Marchant Xu, trouvez-vous ce couplet adéquat ? » (NT : il propose une phrase contenant des radicaux liés à l’eau)

Xu Bin sourit et dit : « Parfaitement adéquat, le jeune maître Lu est vraiment talentueux ! Je dois donc me punir moi-même ! »

Sur ce, il leva son verre et but trois coupes d’affilée, visiblement satisfait.

L’assemblée éclata de rire, et l’incident fut rapidement oublié.

Quand ce fut au tour du jeune maître Shen de proposer un couplet, il dut se creuser la tête, donnant l’impression que c’était lui qui peinait le plus, plutôt que celui qui devait répondre.

Après avoir réfléchi longuement, Shen Si finit par dire : « Le riz est chaud et parfumé, le printemps emplit la taverne ! »

Tout le monde resta silencieux.

Lu Lingxi, retenant un sourire, répondit : « Les fenêtres sont lumineuses, les invités affluent comme des nuages. »

Shen Si poussa un grand soupir de soulagement, sachant bien que son niveau n’était pas très élevé. Il éclata de rire : « Jeune maître Lu, vous êtes brillant ! »

Lu Lingxi, souriant, répondit : « Le couplet du jeune maître Shen est simple et direct, ce qui le rend encore plus chaleureux à mes yeux ! »

Shen Si, ravi, se sentit tout de suite en affinité avec Lu Lingxi. Les deux jeunes hommes, assis côte à côte et de même âge, commencèrent bientôt à discuter avec enthousiasme.

Le culbuto continua de tourner, désignant tour à tour le préfet Fan et Fang Huixue. Le préfet, étant diplômé des examens impériaux, ne surprit personne en réussissant sans difficulté. Fang Huixue, un simple commerçant, parvint à répondre à la plupart des couplets, n’étant pénalisé qu’une seule fois, révélant ainsi qu’il n’était pas dépourvu d’éducation, malgré sa profession.

Assis à côté de lui, Tang Fan remarqua que Fang Huixue faisait preuve de distinction et n’avait rien de l’attitude vulgaire que l’on pourrait attendre d’un commerçant. Impressionné, Tang Fan engagea la conversation avec lui. Fang Huixue, honoré par cette attention, répondit avec enthousiasme. Sa réussite commerciale à travers toutes les provinces du Sud témoignait d’une vision et d’une audace peu communes parmi les marchands. Leur discussion ne tarda pas à s’élever au-dessus des sujets habituels.

Tous deux s’intéressaient profondément à la condition du peuple. Pour Tang Fan, fonctionnaire, c’était naturel. Mais Fang Huixue, en tant que marchand, étonna Tang Fan par sa connaissance des difficultés quotidiennes des gens. Contrairement à d'autres commerçants, il ne semblait pas motivé uniquement par le profit. Il admirait particulièrement les figures historiques de marchands vertueux comme Xian Gao des Annales du Printemps et de l’Automne (NT : recueil historique qui couvre la période de 722 à 481 av. J.-C , l’un des cinq classiques du confucianisme).

Apprenant que Tang Fan revenait de Suzhou, Fang Huixue demanda : « Maitre, j’ai entendu dire que Wujiang a subi une grande famine l’année dernière, causant la mort de nombreuses personnes. La situation s’est-elle améliorée depuis ? »

Tang Fan répondit : « Les récoltes ont été meilleures cette année, mais pour les sinistrés, tout devra être reconstruit depuis le début s’ils souhaitent retourner dans leurs foyers. »

Fang Huixue répliqua : « Donner du poisson à quelqu’un n’est pas aussi utile que de lui apprendre à pêcher. Si cela ne vous dérange pas, je serais prêt à financer la reconstruction des maisons des sinistrés et à leur fournir un capital pour qu’ils puissent redémarrer. »

Tang Fan s'étonna : « Ce serait une aide gratuite ? »

Fang Huixue sourit et répondit : « Pas exactement. Si je disais que c’était purement charitable, Maitre, vous ne me croiriez sans doute pas. Ces sinistrés vivent autour du lac Taihu et subsistent depuis des générations grâce à la pêche et à l’agriculture. Leurs compétences sont intactes, mais leurs foyers sont détruits et ils manquent de ressources pour repartir. Je pourrais leur fournir des bateaux ou louer de nouvelles terres. Si tout va bien pendant trois ans, ils pourront me rembourser le capital avec les profits. Après ces trois années, tout ce que je leur aurai alloué leur appartiendra. »

Ainsi, il était clair que Fang Huixue ne pourrait certainement pas faire beaucoup de profits, et pourrait même finir par perdre de l'argent. Tang Fan sourit et dit : « Je ne suis plus en charge de Suzhou, mais je peux transmettre vos paroles. Toutefois, cela pourrait vous coûter cher. Etes-vous vraiment prêt à accepter de telles pertes ? »

Fang Huixue éclata de rire : « Si les riches agissent sans humanité, ils seront punis par les cieux et la terre. Ce que l’on fait, en quantité ou en qualité, est toujours observé par le ciel. Les conséquences arrivent, tôt ou tard. D’ailleurs, même si cela semble une perte à court terme, une fois que la réputation de mon commerce se sera répandue, tout le monde saura que la maison Fang traite honnêtement ses clients, jeunes ou vieux. Cela renforcera mes affaires à long terme. J’ai déjà gagné pas mal d’argent ces dernières années. Si je ne comprends pas qu'il faut savoir donner pour recevoir, un jour ou l’autre, cela finira par me nuire. Je préfère m'inspirer de Tao Zhugong et non de Shen Wansan ! »

(NT : Tao Zhugong était un poète célèbre de la dynastie Jin, connu pour sa simplicité, son amour de la nature et son choix de mener une vie rustique. Shen Wansan est un personnage légendaire représenté comme un homme d'affaires extrêmement riche et un marchand à l'époque de la dynastie Ming. Il est souvent associé à l'idée de l’avidité et de la richesse matérielle.)

Tang Fan apprécia sa philosophie détachée face à l’argent : « Excellent ! Si tous les marchands pouvaient être comme vous, l’État n'aurait pas à s’inquiéter, et les gens en bénéficieraient ! »

Fang Huixue se moqua de lui-même avec humour : « Si c’était le cas, comment le modeste commerçant que je suis pourrait attirer l’attention de quelqu’un comme Peng le Cultivé ou vous-même, Maitre ? »

Ils échangèrent un regard et éclatèrent de rire.

Pendant que les deux hommes conversaient joyeusement, le gobelet culbuto reprit sa course et finit par s’arrêter face à Tang Fan.

Tang Fan sourit : « Il semble que ce soit à mon tour de me ridiculiser. Préfet Fan, à vous de commencer. »

Proposer un couplet à un inspecteur impérial n'était pas une tâche facile. Si le couplet était trop simple, cela ne mettrait pas en valeur les compétences de l'inspecteur, et pourrait sembler irrespectueux. Mais s’il était trop difficile, et que l'inspecteur ne parvenait pas à répondre, l'auteur du couplet risquait d'être accusé de l'avoir embarrassé.

Tang Fan était célèbre pour ses talents de juge, mais les convives connaissaient peu ses talents littéraires.

Certains, comme le préfet Fan et Ji Min, savaient qu'il avait failli devenir lauréat à l'examen impérial avant d’être finalement désigné pour le rang de chuanlu (NT : troisième place). Cependant, depuis qu'il était fonctionnaire, il n’avait pas publié d’œuvres littéraires. Le préfet Fan, prudent, hésita longtemps avant de proposer un couplet d’une difficulté moyenne. Après que Tang Fan l’eut brillamment complété, Fan poussa même un soupir de soulagement.

Quand ce fut au tour de Ji Min, celui-ci sourit et dit : « Je n’ai pas d’inspiration pour un couplet difficile. Je vais donc utiliser cette peinture de branche de pêcher et de l’écureuil accrochée au mur : “Un écureuil regarde les pêchers et les pruniers depuis la branche.” »

Cela ne constituait pas un grand défi. Sans hésiter, Tang Fan répondit : « Un singe espiègle guette le soleil et la lune depuis un puits. »

Les pêchers et pruniers poussaient sur les branches, tandis que le soleil et la lune pouvaient se refléter dans un puits. Le couplet de Tang Fan, plus imagé, suscita l’admiration générale.

D’autres invités tentèrent leur chance, mais aucun ne réussit à déstabiliser Tang Fan. Lorsque ce fut au tour de Xu Bin, il dit : « Si je ne me trompe pas, Maitre Tang était autrefois le premier des lauréats de la deuxième catégorie lors des examens impériaux. Je ne voudrais pas vous insulter avec des mots communs et vulgaires. Voici un couplet pour vous, je vous prie de bien vouloir y répondre. »

Si les intentions de Xu Bin semblaient auparavant ambiguës, cette fois, Tang Fan comprit clairement qu’il le visait délibérément.

Mais Tang Fan ne connaissait pas Xu Bin, et n’avait jamais entendu parler de lui auparavant. Pourquoi Xu Bin se comportait-il ainsi de manière aussi provocatrice ?

Tang Fan esquissa un léger sourire et répondit calmement : « Allez-y. »

Xu Bin, se croyant malin, nettoya sa gorge et dit : « Un vieillard aux cheveux blancs mène un bœuf au pied du mont Chang, mais le bœuf trébuche sur une pierre lisse et se casse le genou. »

Ce couplet cachait plusieurs noms d’herbes médicinales : bai tou (vieillard aux cheveux blancs / pulsatille), qian niu (bœuf/ gloire du matin), chang shan (mont Chang/racine de gigil), hua shi (pierre lisse/ talc), et niu xi (genou de bœuf/ genou ou achyranthes sp.).

Convaincu de la difficulté de son énigme, il fut surpris de voir Tang Fan répondre presque instantanément : « Une jeune fille blonde brûle de l’herbe sur un sol fetile, une bourrasque de vent allume une herbe noire. »

Tang Fan utilisait aussi cinq noms de plantes médicinales : huang fa (fille blonde/igname amer), zhi cao (herbe brûlée/ réglisse), shu di (sol fertile / rizhome de digitale), fang feng (bourrasque/ racine de siler), et cao wu (herbe noire / aconit), tout aussi précis et élégant.

Xu Bin, frustré, allongea son couplet : « Un vieillard aux cheveux blancs, brandissant une grande lance, chevauche un hippocampe. Avec des brigands de bois et des herbes sauvages, il combat des bandits au lys, avant de revenir triomphant au palais, digne du titre de général et de grand ministre. »

Dans ce couplet, "général" et "grand ministre" faisaient référence à d'autres noms d’herbes médicinales : da huang (rhubarbe) et gan cao (réglisse). Les autres plantes incluses étaient da ji (euphorbe), hai ma (NT : hippocampe, utilisé comme tonique), mu zei (equisetum), cao kou (graines de cardamone), et xuan fu (inula japonica).

Les invités commencèrent à sentir une certaine tension entre eux, et se taisaient, craignant que Tang Fan ne puisse trouver une réplique.

Le préfet Fan, voyant l’intensité monter, s’inquiéta de plus en plus. Le soutien de Xu Bin était puissant, et il n’avait pas prévu de s’attirer des ennuis. Mais qui aurait pu imaginer que Xu Bin s’obstinerait ainsi à provoquer Tang Fan ?

Tang Fan, imperturbable, sourit et répondit : « Une demoiselle rouge, avec une épingle à cheveux dorée, porte une fleur d'argent. Elle dépasse en beauté les pivoines et les péonias au quintuple, telle une fée céleste en jade, sortant de son pavillon. »

Dans cette réplique, Tang Fan utilisait également des noms d’herbes médicinales comme hong niang zi (demoiselle rouge / huechys sanguinea), jin zan (épingle dorée / taraxacum), yin hua (fleur d’argent / chèvrefeuille), mudan (pivoine de Chine), shaoyao (peonia), cong rong (jade vert/ciboule), tianxian (fée céleste /Miscanthus nepalensis ou herbe féérique du Népal) et yun mu (mica), un contre-coup impeccable.

Le préfet Fan s'exclama avec enthousiasme : « Brillant, absolument brillant ! »

Les autres invités, sortant de leur surprise, applaudirent vivement.

Le dernier vers du contre-coup était effectivement superbe, en particulier l'allusion au "nuage de mica et à la fée céleste", qui apportait une touche finale remarquable. "Nuage de mica" pouvait être utilisé en médecine, tandis que "fée céleste" faisait référence à une plante médicinale, la tianxian cao. Le plus intéressant était que cette combinaison pouvait aussi désigner des personnages humains, s’accordant ainsi parfaitement avec l’allusion au général et au ministre.

Sans attendre que Xu Bin prenne la parole, Tang Fan haussa les sourcils et dit : « Nous avions convenu que chacun proposerait un seul couplet. Marchand Xu, ne seriez-vous pas en train de briser les règles ? Ne devriez-vous pas vous punir ? »

Le préfet Fan, s'empressant de soutenir Tang Fan, acquiesça : « Oui, oui, il faut vous punir !»

Xu Bin, bien que réticent, réalisa qu'il avait perdu. Il avait espéré humilier Tang Fan en public et lui faire perdre la face, mais tout s'était retourné contre lui.

Avec un sourire forcé, Xu Bin leva son verre : « J’accepte ma défaite, je dois me punir ! »

Et sur ce, il but trois verres d'affilée.

À ce moment, Shen Si s'exclama en plaisantant : « Vous avez tous une telle érudition, c'est vraiment injuste pour quelqu'un comme moi qui ne connaît presque rien. Les duels de couplets sont un peu ennuyeux. Pourquoi ne pas essayer de deviner des énigmes à la place? »

Lu Lingxi approuva : « C'est une excellente idée ! Mais ne jouons plus avec les règles des boissons. Quelqu'un propose une énigme, et celui qui trouve la réponse en premier gagne. Qu'en dites-vous ? »

Tang Fan, souriant, répondit : « À votre convenance. »

Le préfet Fan s'empressa de suggérer : « Comme Maître Tang est la personne de plus haut rang ici, il serait juste qu’il propose la première énigme. »

Tang Fan enchaina : « Puisque l’officier Ji a utilisé le couplet “Un écureuil regarde les pêchers et les pruniers depuis la branche”, je vais me permettre de m’en inspirer et proposer l’énigme suivante : “Un écureuil derrière une branche”. » (NT : 以枝后松鼠, ‘Yǐ zhī hòu sōngshǔ’ en pinyin)

Pendant que les convives réfléchissaient, Ji Min sourit et dit : « La réponse est déjà dans l’énigme elle-même. Ai-je raison, Maître ? »

À ses mots, les invités comprirent soudainement : en retirant "branche" (zhi) et "souris" (chu) (NT : sōngshǔ signifie ‘écureuil ‘; si on le découpe cela fait sōng ‘pin/arbre’ et shǔ ‘souris’. Ecureuil = souris des arbres en chinois :-) ), il restait "bois" (mu , NT : inclus mais non prononcé dans sōng ), et l'élément "souris" (shu) correspondait à "zi" pour l'heure du Rat (NT : "" (zǐ) veut dire fils mais c’est aussi le caractère qui représente la première branche terrestre du cycle de douze animaux du zodiaque, correspondant à l’heure du rat). L'assemblage de "bois" () et de "zi" () donnait le caractère "li" (NT : prunier ou nom de famille Li), le nom de famille.

Tang Fan sourit : « Fulgurant comme toujours, Ziming ! »

Ji Min répondit modestement : « Vous me flattez, Maître. »

Lu Lingxi avait lui aussi trouvé la réponse, mais il avait réagi un peu trop tard. En voyant Tang Fan et Ji Min échanger un sourire complice, une vague d’insatisfaction lui traversa l’esprit.



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Mini-théâtre de l'auteur :

Lu Lingxi : Eunuque Wang, n'est-ce pas un peu incorrect ?

Wang Zhi : Qu'est-ce qui l'est ?

Lu Lingxi : Tu as clairement dit que je devais seulement affronter Sui Zhou. Pourquoi ce type, Ji, est-il maintenant apparu ? Avec tous ces sentiments de retrouvailles après si longtemps ? Et ils se sourient l'un à l'autre ?

Wang Zhi : Qu'est-ce que ça a à voir avec moi ? Comment étais-je censé savoir que ce type, Tang, est si libéral dans ses affections ?

Tang Fan : ... Nous avons purement une amitié entre hommes, tu comprends ?!

Le cœur de Sui Zhou est brisé.

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Note du traducteur

Un chapitre cauchemardesque à traduire. J’espère que ça reste compréhensible

 

Traducteur: Darkia1030