« Où est-il maintenant ? » demanda Tang Fan au serviteur du relais postal.
Le serviteur répondit : « L'inspecteur Yang est toujours ici, dans le relais postal. Il n'est pas sorti. Il attendait que vous reveniez pour le convoquer. Il m'a demandé de rester ici, pour vous demnder si vous vouliez le voir dès votre arrivée. Si c’est le cas, je vais immédiatement aller le chercher. »
Tang Fan hocha la tête : « Allez le chercher. »
Comparé à Chen Luan, Yang Ji avait une apparence beaucoup moins remarquable.
Bien qu'il n'ait pas encore atteint la quarantaine, ses cheveux étaient déjà à moitié blancs. Cependant, ce n'était pas dû à la fatigue ; certains naissent avec des cheveux blancs prématurément. Mais comme Yang Ji était de petite taille et mince, cela accentuait encore davantage les traces de vieillesse.
Yang Ji le salua respectueusement.« L'inspecteur Yang Ji de la circonscription de Nanzhili salue respectueusement le vice-censeur impérial, Maître Tang. »
« Vous pouvez vous relever, inspecteur Yang », dit Tang Fan en agitant la main. « Asseyez-vous. San’er, du thé. »
Tang Fan n'avait pas de relation particulière avec Yang Ji et n'était pas d'humeur à tourner autour du pot. Une fois que tous deux furent assis, il demanda directement : « Inspecteur Yang, avez-vous quelque chose d'important à signaler ? »
Yang Ji s'assit sur le bord de sa chaise, les mains jointes en signe de respect : « Plus tôt, j'ai inspecté le comté de Kunshan, et je n'ai pas eu l'occasion de vous rencontrer. Après mon retour, j'ai appris que vous aviez cherché à me voir, alors je suis venu vous saluer. Malheureusement, vous étiez déjà parti pour le comté de Wujiang. Heureusement, cette fois-ci, je ne vous ai pas raté. Je suis au courant que votre visite concerne la famine à Wujiang, et je souhaitais vous en faire rapport. »
Tang Fan prit une gorgée de thé et hocha la tête : « Allez-y. »
Yang Ji dit : « J'ai été chargé de surveiller la préfecture de Suzhou. L'année dernière, le lac Tai a débordé, causant une famine dans les comtés de Wujiang et de Wuxian, entraînant la mort de nombreuses personnes. Après m'être rendu sur place, j'ai constaté que la situation à Wujiang était la plus grave. À l'époque, dans mon empressement, sans enquête préalable, j'avais accusé le magistrat de Wujiang, Chen Luan, de négligence dans la gestion des secours. »
Il poussa un soupir : « Mais il s'est avéré plus tard que j'avais tort. »
Tang Fan posa sa tasse de thé et tapota doucement la table du bout des doigts : « Oh ? Vous aviez tort ? Expliquez-vous. »
Yang Ji développa : « Non seulement Chen Luan n'a pas été négligent, mais il a fait preuve de diligence et a fait tout son possible. Il a déplacé les réfugiés vers le sud de la ville et a également accueilli de nombreux réfugiés venant du comté de Wuxian. Cependant, les provisions envoyées par la préfecture de Suzhou étaient insuffisantes. Chen Luan a dû vider les greniers du comté et emprunter des vivres aux riches marchands de la ville. J'ai été témoin de tout cela de mes propres yeux. J'ai donc réalisé que mon accusation initiale était injustifiée. Si Chen Luan devait perdre son poste à cause de cela, j'aurais mauvaise conscience pour le reste de ma vie. Je vous prie d'examiner la situation avec discernement.»
Tang Fan émit un léger son : « En d'autres termes, vous pensez que non seulement Chen Luan n'a commis aucune faute, mais qu'il mérite même des éloges ? »
Yang Ji secoua la tête : « Quant à savoir s'il mérite des éloges, je ne saurais me prononcer. Je souhaite seulement que vous enquêtiez sur la vérité et en informiez la cour impériale. Je suis prêt à cosigner un rapport avec vous pour rectifier l'erreur que j'ai commise. »
Tang Fan sourit : « Que ce soit une erreur ou non, cela n'a pas encore été déterminé. En tant qu'inspecteur, vous êtes censé dénoncer les responsables corrompus. Tant que vous agissez de manière impartiale, où est le mal ? »
Yang Ji fut surpris : « Vous voulez dire... que le magistrat Chen est toujours fautif ? »
Le regard de Tang Fan se perdit dans la couleur de son thé, comme s'il y voyait une fleur éclore. Yang Ji attendit longtemps sans obtenir de réponse, alors il finit par l'appeler : «Maître ? Maître Tang ? »
Tang Fan se réveilla de sa rêverie : « Hein ? Où en étions-nous ? »
Yang Ji : « … »
Tang Fan s'excusa avec un sourire gêné : « Je suis arrivé hier et je suis allé à Wujiang aujourd'hui. Je suis un peu fatigué et j'ai perdu ma concentration. »
Yang Ji, compréhensif, répondit avec sollicitude : « Vous devez prendre soin de votre santé, Maître Tang ! »
Tang Fan ne put s'empêcher de bâiller et s'excusa : « Pardonnez-moi, continuez, continuez. »
Yang Ji répéta sa question : « Je ne suis pas sûr de comprendre, pourriez-vous réexpliquer votre point de vue ? »
Tang Fan : « Hein ? Qu'ai-je dit ? »
Yang Ji : « … Vous avez dit que la culpabilité du magistrat Chen n'était pas encore déterminée. »
Tang Fan : « Oui, c'est exact. Y a-t-il un problème avec cette affirmation ? Que Chen Luan soit fautif ou non doit être décidé par la cour impériale. Je ne peux que rapporter ce que j'ai vu et entendu. »
Yang Ji était perplexe. Il se demandait si Tang Fan était vraiment aussi naïf ou s'il jouait la comédie.
Il n'avait jamais travaillé avec Tang Fan auparavant, mais il savait que ce dernier s'était fait connaître en résolvant des affaires judiciaires.
Par exemple, dans l'affaire du comté de Xianghe, où un enfant avait été retrouvé mort dans un puits, tout le monde croyait qu'il était tombé accidentellement ou avait été poussé. Seul Tang Fan avait conclu, d'après les indices sur le corps, que l'enfant avait été tué avant d'être jeté dans le puits. Cette affaire avait encore renforcé sa réputation.
Mais à présent, il semblait que Tang Fan était plus adapté à son rôle de juge qu'à celui d'inspecteur.
Yang Ji commença à douter de sa réputation et à le sous-estimer un peu.
Cela dit, face à cette affaire, un ambassadeur impérial confus était peut-être préférable à un ambassadeur impérial compétent.
Souriant, Yang Ji déclara : « Vous avez tout à fait raison. Mais pourriez-vous me dire comment vous comptez présenter votre rapport à la cour ? Ainsi, je pourrai vous suivre et éviter de faire fausse route. »
Il sortit alors un rapport de sa robe et le tendit à deux mains (NT : en signe de respect): «Voici un rapport que j'ai récemment rédigé. Je vous prie de le lire. »
Tang Fan le prit et le posa à côté de lui : « Je vais le lire plus tard. Si vous n'avez rien de prévu ce soir, dînons ensemble et nous en parlerons autour d'un repas. »
Cette proposition enchanta Yang Ji, dont le sourire devint encore plus sincère : « Je serai honoré de vous attendre dans la cour, Maître. »
À peine Yang Ji était-il parti que Lu Lingxi revint.
Tang Fan demanda : « Pourquoi es-tu déjà de retour ? »
Lu Lingxi sourit : « Je n'ai pas osé traîner trop longtemps. Une fois les informations recueillies, je suis revenu au plus vite, de peur qu'il n'y ait personne pour te servir ici. »
Avant qu'ils ne quittent Wujiang, Lu Lingxi avait accompagné Tang Fan hors de la ville, puis était retourné en ville pour accomplir la tâche que Tang Fan lui avait confiée, avant de revenir rapidement.
Qian San'er fit la moue : « Qu'est-ce que tu veux dire par "il n'y a personne pour le servir" ? Je ne suis pas une personne, moi ?! »
Lu Lingxi répondit en riant : « Mais tes compétences ne sont pas à la hauteur. Si grand frère Tang se retrouvait en danger, que ferais-tu ? »
Qian San'er, vexé et embarrassé, répliqua : « Qui a dit que je n'étais pas doué ? J'ai appris mes compétences auprès du commandant du Bureau du Baston Nord de la Garde Brocade. Tu sais qui c'est ?! »
Lu Lingxi répondit avec un sourire narquois : « Oh, donc l'élève du commandant ne peut même pas tenir trois mouvements face à moi ? »
Qian San'er sentit son cœur se briser en mille morceaux.
« Ça suffit, arrêtez de vous chamailler », interrompit Tang Fan en prenant le rapport qui se trouvait à côté de lui. Lorsqu'il l'ouvrit, un papier tomba doucement au sol, mais avant qu'il ne touche terre, Lu Lingxi l'attrapa entre deux doigts.
« C'est un billet de banque, de dix mille taels », constata Lu Lingxi avec étonnement. Bien qu'il vienne d'une famille aisée et ne soit pas impressionné par l'argent, il fut tout de même surpris par l'énorme somme indiquée sur le billet. « C'est un billet émis par la banque Maoshang, échangeable à vue contre de l'argent liquide. Quelle générosité ! »
Les billets de banque étaient plus faciles à transporter que l'argent liquide et moins susceptibles d'être volés. Ils étaient donc très populaires pour les cadeaux et les pots-de-vin. Ce système, hérité de la dynastie Song, s'était répandu sous le Grand Ming.
À cette époque, les banques étaient souvent soutenues par de grands marchands, et non gérées par un seul commerçant. Par exemple, la célèbre banque Huitong à Pékin était soutenue par des marchands du Shanxi, tandis que Maoshang était apparemment financée par des marchands de Yangzhou.
Chaque banque avait son propre système de sécurité. Sur le billet que tenait Lu Lingxi, l'encre utilisée pour les inscriptions était faite d'un matériau spécial, qui, lorsqu'il était exposé à la lumière du soleil, révélait une couleur différente de l'encre habituelle. De plus, le billet portait la moitié d'une signature, qui correspondait à celle conservée dans les registres de la banque. En combinant les deux, on obtenait une signature complète, assurant ainsi l'authenticité du billet.
En entendant le montant, Tang Fan se rappela l'affaire de l’établissement Huanyi, qu'il avait résolue en enquêtant sur le manoir du marquis de Wu'an. À l'époque, la courtisane Qingzi valait plusieurs milliers de taels. Ainsi, se dit-il, sa propre « valeur » actuelle équivalait à celle de deux des meilleures courtisanes de l’établissement Huanyi.
Pensant à cela, le seigneur Tang, un peu simple dans certains domaines, éclata de rire.
« Frère Tang, pourquoi ris-tu ? » demanda Lu Lingxi, intrigué.
Tang Fan, toujours en riant, lui raconta l'histoire.
Lu Lingxi remarqua alors : « L'affaire du marquis de Wu'an, n'est-ce pas ? Je m'en souviens aussi. On m'a dit que cette affaire avait fait grand bruit à l'époque, et qu'il avait été prouvé que plusieurs personnes avaient voulu tuer Zheng Cheng ? »
Tang Fan acquiesça : « En effet. Pour être précis, il y avait plus d'une personne qui voulait tuer Zheng Cheng et qui a tenté de le faire. D'une part, son frère cadet et sa concubine avaient conspiré ensemble. D'autre part, sa femme avait soudoyé une courtisane de Huanyi pour passer à l'action. Après la mort de Zheng Cheng, il était difficile de déterminer exactement quelle action avait causé sa mort. Peut-être les deux côtés étaient-ils responsables. C'était une véritable tragédie. Son propre frère voulait le voir mort, et même sa femme souhaitait sa disparition. Être dans une telle situation dans la vie est vraiment désolant. »
Lu Lingxi, excité, déclara : « Alors cette affaire a été résolue par toi, frère Tang ! On m'avait dit qu'à l'époque, le marquis de Wu'an croyait que Zheng Cheng était mort d'épuisement dû à un excès de débauche, mais qu'un fonctionnaire avait découvert les indices et retrouvé les coupables des deux côtés. Je ne savais pas que ce fonctionnaire, c'était toi ! »
Cette affaire était le premier grand cas que Tang Fan avait résolu après être entré dans la fonction publique, bien que ce ne soit pas celui qui l'avait rendu célèbre. Il n'était donc pas surprenant que Lu Lingxi ne soit pas au courant.
Tang Fan sourit et secoua la tête : « En réalité, le marquis de Wu'an n'était pas aussi incompétent que tu l'imagines. Il savait probablement qu'il y avait quelque chose de suspect dans la mort de son fils, mais il ne voulait pas que l'affaire prenne trop d'ampleur. Il préférait étouffer l'affaire. À l'époque, j'étais jeune et impulsif. Je voulais absolument découvrir toute la vérité, et c'est ce qui a déclenché la tempête qui a suivi. Le marquis de Wu'an a perdu son fils et sa belle-fille à cause de moi. Quand ses gens me voient aujourd'hui, ils font carrément un détour. Mes revers de carrière sont en grande partie dus à leurs manigances. »
Lu Lingxi répondit : « Peu importe la cause de la mort, rétablir la vérité est la chose à faire. Leur attitude ne prouve en rien que tu aies eu tort, frère Tang. Tu n'as rien fait de mal. »
Tang Fan le regarda longuement avant de sourire et d'acquiescer : « Tu as raison, je n'ai rien fait de mal. »
Dans le regard de l'autre, Lu Lingxi crut percevoir une affirmation de son attitude, une adhésion à ses points de vue, et même un sentiment subtil de complicité, ce qui fit battre son cœur un peu plus vite et éleva soudainement son humeur.
« Ainsi, des personnes comme toi, avec un extérieur doux mais un intérieur fort, face à des situations complexes où les autres te pressent, tu sembles reculer à chaque étape, mais en réalité, tu as déjà un plan en tête. »
Tang Fan sourit : « Alors, dis-moi, quel plan ai-je ? »
Lu Lingxi ne comprenait pas ce qui lui arrivait, mais à chaque fois que l'autre souriait ainsi, il se surprenait à le fixer, stupéfait, jusqu'à ce que Tang Fan lui parle de nouveau, le ramenant à la réalité.
« Tu te montres faible pour endormir la vigilance de l'autre, puis tu poursuis secrètement tes enquêtes. »
Tang Fan eut un regard d'appréciation. Des jeunes hommes aussi intelligents que Lu Lingxi, il en avait vu beaucoup. Sans parler de son ancien beau-frère, qui, dans sa jeunesse, était connu comme un prodige, probablement aussi brillant que Lu Lingxi. Mais ce qui rendait Lu Lingxi précieux, c'était sa grande capacité d'apprentissage et d'adaptation. De plus, ses voyages lui avaient donné une ouverture d'esprit bien plus large que celle des lettrés confinés chez eux. Il était à la fois cultivé et compétent en arts martiaux, avec une pensée plus flexible.
Il n'était donc pas surprenant que Huai En l'ait recommandé pour aider Tang Fan. Derrière cette recommandation, il y avait peut-être aussi l'idée de faire en sorte que Tang Fan prenne Lu Lingxi sous son aile, car même si Huai En bénéficiait des faveurs impériales, il n'était après tout qu'un eunuque, avec de nombreuses contraintes. En nouant une relation avec Tang Fan, Lu Lingxi pourrait améliorer son avenir dans la fonction publique.
Quoi qu'il en soit, Tang Fan avait en effet développé un sentiment d'appréciation pour ce talent.
« C'est bien, » dit-il sans plus tourner autour du pot, « il semble maintenant que Yang Ji et Chen Luan soient du même côté. Tout dans les propos de Yang Ji vise à disculper Chen Luan. Bien que le censeur en patrouille ait un grand pouvoir, son rang est peu élevé. Le Jiangnan est riche, mais Yang Ji ne vient pas d'une famille aisée. Il lui est impossible de sortir dix mille taels d'argent pour me soudoyer, donc ce billet de banque vient probablement de Chen Luan, transmis par la main de Yang Ji. »
Qian San'er, perplexe, demanda : « Si Yang Ji et Chen Luan sont ensemble, pourquoi se sont ils dénoncés mutuellement ? »
Lu Lingxi supposa : « Peut-être qu'ils étaient en désaccord avant et se sont alliés récemment ? Ou bien ils espèrent que frère Tang intercède en leur faveur auprès de l'empereur ? »
Bien qu'il soit intelligent et ait vu beaucoup de choses, Lu Lingxi n'était pas un homme de la bureaucratie et ne comprenait pas encore toutes ses complexités.
Tang Fan secoua la tête : « Inutile de spéculer maintenant. Ce soir, Qian San'er, tu resteras à l'auberge officielle. Yiqing, tu m'accompagneras quelque part. »
Qian San'er se gratta la tête : « Mais ce soir, vous ne dînez pas avec Yang Ji ? »
Tang Fan le regarda : « Juste après le dîner. »
Lu Lingxi comprit alors le plan de Tang Fan et applaudit en riant : « Frère Tang, quel calcul habile ! »
Au crépuscule, Tang Fan fit appeler Yang Ji et paya de sa poche pour que l'auberge officielle leur prépare un festin. Ils dînèrent en tête-à-tête, sans aborder de sujet sérieux, ne parlant que de choses légères. Yang Ji avait la réputation d'être intègre, indifférent à l'argent, mais il aimait la renommée. Tang Fan le savait bien et, sur trois phrases, deux louaient Yang Ji pour son dévouement au peuple, son intégrité et sa droiture, si bien que Yang Ji en fut tout ému. Avec l'alcool en plus, Yang Ji se voyait déjà comme un sauveur du peuple, retirant les gens des flammes et les ramenant en lieu sûr. Sans lui, pensait-il, la dynastie Ming sombrerait dans un abîme de calamités.
Cependant, Yang Ji n'oublia pas sa mission. Entre deux verres, il ne put s'empêcher de demander à Tang Fan : « Monsieur, avez-vous lu mon rapport ? »
Tang Fan sourit, apparemment satisfait : « Oui, je l'ai lu. C'est très bien écrit. »
Un observateur extérieur aurait cru qu'ils parlaient réellement du rapport.
En réalité, ce que Yang Ji voulait vraiment dire, c'était : « Avez-vous vu le billet de banque dans le rapport ? L'acceptez-vous ? Le montant vous convient-il ? »
Et ce que Tang Fan signifiait, c'était : « Oui, je l'ai pris, et il me convient. »
Tang Fan poursuivit : « Je suis allé à Wujiang en personne. Le magistrat Chen est en effet dévoué à son devoir, mais le préfet de Suzhou, Hu Wenzao, depuis mon arrivée à Suzhou, ne m'a rendu visite qu'une seule fois, puis a évité toute rencontre avec moi. Il est odieux, et je crains qu'il ne soit impliqué dans le manque de fonds et de grains alloués à Wujiang. »
Entendant cette déclaration, Yang Ji se sentit soulagé : « Vous avez raison, monsieur. Le préfet Hu contrôle tout à Suzhou. Mon rang est bas, mes capacités limitées. Mais maintenant que vous êtes là, nous avons enfin quelqu'un sur qui compter. Je suis prêt à vous soutenir dans un rapport conjoint à l'empereur. Je ne vous laisserai pas vous battre seul. »
Tang Fan éclata de rire : « Très bien, buvons à cela ! »
Dans cette atmosphère, le banquet fut des plus agréables.
Yang Ji ne tenait pas bien l’alcool, et après avoir été arrosé de vin par Tang Fan à plusieurs reprises, il s’écroula sous la table avant même la fin du repas.
Tang Fan, légèrement titubant, se leva pour essayer de le relever : « Frère Huimin ? »
Yang Ji émit un faible grognement sans même ouvrir les yeux.
Tang Fan tendit la main pour l’aider à se lever, mais il « trébucha accidentellement », s’appuyant de tout son poids sur Yang Ji. Ce dernier ne réagit même pas, ce qui montrait à quel point il était ivre.
Tang Fan plissa les yeux et attendit un instant. Voyant que Yang Ji était bel et bien ivre mort, il tapota doucement la table.
Peu après, quelqu’un poussa la porte. C’étaient Lu Lingxi et Qian San’er.
Sans dire un mot, Tang Fan fit un signe de tête, et les deux comprirent immédiatement. Qian San’er aida Yang Ji à se relever et l’accompagna dehors tout en disant : « Monsieur Yang, je vais vous aider à rentrer pour vous reposer ! »
Lu Lingxi s’approcha ensuite pour soutenir Tang Fan, tout en murmurant discrètement : «Il n’a qu’un domestique avec lui, qui doit s’occuper de Yang Ji. Il ne pourra donc pas nous surveiller. Qian San’er créera l’illusion que vous êtes toujours à l’auberge officielle. Quant à ceux qui nous surveillent, il n’y a que deux hommes dehors, faciles à semer. Nous ne sortirons pas par l’arrière, nous escaladerons le mur pour partir. »
Tang Fan murmura à son tour : « … Je ne sais pas escalader les murs. »
Lu Lingxi lui pinça la taille : « Ne t’inquiète pas, je m’en charge. »
Tang Fan toussa légèrement : « Où est-ce que tu mets tes mains ? Éloigne-les un peu. »
Lu Lingxi, innocent, répondit : « Si je les éloigne, comment vais-je te soutenir ? Ne parle pas trop, tu es censé être ivre. Fais attention à ne pas éveiller de soupçons ! »
En même temps, il haussa un peu la voix et dit : « Monsieur, allez doucement, faites attention où vous mettez les pieds. Ah ! Monsieur, je ne suis pas votre Chun’er, arrêtez de me toucher la taille, ça chatouille ! »
Tang Fan ne put s’empêcher de lever les yeux au ciel.
*
Cette nuit-là, Tang Fan et Yang Ji burent jusqu’à l’ivresse. Ce n’est que tard dans la nuit qu’ils allèrent se coucher, et il était clair qu’ils ne se lèveraient pas avant midi le lendemain.
Pendant ce temps, deux hommes déguisés en simples citoyens quittèrent discrètement l’auberge officielle et se dirigèrent vers le comté de Wujiang.
Les portes de la ville étaient fermées la nuit et ne s’ouvraient que pour des urgences militaires. Tang Fan et Lu Lingxi n’avaient pas l’intention de grimper par dessus les murs de la ville, un exploit souvent décrit dans les légendes mais difficile à réaliser dans la réalité sans attirer l’attention.
Ils se faufilèrent donc à l’extérieur de la ville et se mêlèrent aux paysans qui attendaient l’ouverture des portes pour entrer.
Tous deux portaient des vêtements de toile grossière, se fondant ainsi parmi les citoyens ordinaires. Cependant, leur apparence et leur prestance ne pouvaient être dissimulées par leurs simples vêtements. Au milieu de la foule, leurs visages ressortaient comme des cygnes parmi des poules. Ils avaient visité Wujiang la veille, et il était possible que les gardes de la ville les reconnaissent. Pour cette raison, Lu Lingxi avait légèrement modifié leur apparence : des sourcils plus épais, un teint cireux, un peu de barbe collée au menton, et quelques rides sur le front et aux coins des yeux, rendant leur visage moins identifiable.
Tang Fan, intrigué par cette technique, demanda : « Est-ce ce qu’on appelle du maquillage de déguisement ? »
Lu Lingxi secoua la tête : « Ce n’est pas vraiment du déguisement, c’est plutôt similaire à ce que font les femmes en se maquillant. Le véritable art du déguisement est bien plus sophistiqué. En plus de changer l’apparence du visage, il permet aussi de modifier les cheveux, la silhouette, et même de changer de sexe. C’est là que réside la véritable maîtrise. »
Tang Fan se souvint de l’incident où Li Man s’était échappé en échangeant son identité avec son fils, ainsi que de Li Zilong qui s’était déguisé en prêtre taoïste, et acquiesça : « En effet. »
Lu Lingxi observa Tang Fan, qui avait changé de teint et gagné une barbe, mais cela lui donnait en fait une certaine allure. On pouvait imaginer qu'une fois qu'il laisserait réellement pousser sa barbe tout en retrouvant son apparence raffinée de lettré, il serait encore plus séduisant. « Mais, frère Tang, même dans cet état, tu es toujours très beau. »
Tang Fan le fusilla du regard : « À ton jeune âge, ne t'avise pas de parler de façon légère à tes aînés. Je suis ton père, après tout ! »
Ils étaient actuellement déguisés en père et fils ; Tang Fan, avec son allure mature et sa barbe, pouvait passer pour un homme d'âge moyen. Quant à Lu Lingxi, malgré son maquillage, il ne parvenait pas à paraître plus âgé et se contentait donc de jouer un jeune homme. Son visage cireux le faisait même paraître plus jeune de deux ou trois ans, ressemblant à un adolescent d'une famille pauvre mal nourri.
En entendant cela, Lu Lingxi sourit malicieusement et se rapprocha de Tang Fan : « Père, nos noms de courtoisie contiennent tous les deux le caractère “qing”. Ce doit être le destin d'une vie antérieure qui nous a réunis ! »
Ils se tenaient près d’un mur, parmi d’autres citoyens. Afin de ne pas attirer l’attention, ils étaient collés l’un à l’autre. Tang Fan pouvait presque sentir l’haleine chaude de Lu Lingxi pendant qu’il parlait.
C'était du flirt pur et simple !
Tang Fan était à la fois amusé et exaspéré, ne sachant pas s’il devait se fâcher ou en rire.
Touchant sa fausse barbe, il répondit avec sérieux : « Mon cher fils, il va sans dire que c’est le destin. Puisque nous sommes père et fils, je suis fatigué de rester debout. Viens donc masser les jambes de ton vieux père ! »
Pensant que Lu Lingxi se déroberait, Tang Fan fut surpris lorsque ce dernier accepta joyeusement et se mit à lui masser la taille au lieu des jambes.
Tang Fan le repoussa avec un rire exaspéré : « C’est les jambes qu’il faut masser, pas la taille ! »
Lu Lingxi cligna des yeux avec un sourire malicieux : « Après avoir longtemps été debout, la taille est aussi douloureuse. Père, ta taille est plus fine que la mienne ! »
Tang Fan était abasourdi par son culot.
Heureusement, à cet instant, les portes de la ville commencèrent à s’ouvrir lentement. Tang Fan retrouva son sérieux et tira son chapeau de paille un peu plus bas sur son front.
« Il est temps de se concentrer sur notre mission. »
« Oui. » Lu Lingxi comprit l’allusion et retira sa main. Il souleva les paniers remplis de poires attachés à une perche et suivit Tang Fan pour entrer dans la ville.
Une fois en ville, ils trouvèrent une ruelle déserte où ils déposèrent les paniers avant de se diriger vers l’ouest de la ville.
Pour atteindre le lac Tai, ils devaient sortir par la porte ouest. Cependant, Tang Fan était toujours entré et sorti par la porte est jusqu'à présent. Chen Luan l’avait emmené au sud pour inspecter les sinistrés, sans jamais s’approcher de l’ouest. Tang Fan avait décidé de passer inaperçu et d’aller vérifier lui-même si Chen Luan lui mentait.
De loin, ils aperçurent les grandes portes de l’ouest, bien fermées, et des soldats montaient la garde sur les remparts.
Lu Lingxi, qui avait déjà enquêté lors de sa dernière mission, expliqua : « Les vrais sinistrés sont en fait installés à l’extérieur des murs. Cette porte n’autorise que les sorties. Après la grande catastrophe, une épidémie a éclaté, et pour éviter la contagion, Chen Luan a ordonné que tous les malades soient chassés hors des murs, où ils sont installés avec les autres sinistrés. Ils ne reçoivent qu’un seul bol de bouillie par jour, et chaque jour, les morts s’accumulent. Le gouvernement envoie des hommes pour ramasser les cadavres, mais comme ils craignent la contamination, ils se contentent souvent de les brûler. »
L’isolement était une réponse classique des autorités face à une épidémie, et Tang Fan ne pouvait critiquer cette méthode. Mais le fait que Chen Luan ait sciemment évité de lui montrer la véritable installation des sinistrés, tout en essayant de le soudoyer avec l’aide de Yang Ji, laissait présager quelque chose de plus suspect.
« Donc, nous ne pourrons pas facilement sortir pour aller voir ? » demanda Tang Fan.
Lu Lingxi secoua la tête : « Au contraire, ce sera facile. Nous pouvons nous mêler aux hommes chargés de ramasser les corps. Personne ne veut vraiment de ce travail, alors ils paient souvent des gens pour le faire à leur place. Et tant qu’aucun sinistré ne tente d’entrer dans la ville, les soldats gardant la porte ne poseront pas de problème. Suis-moi. »
Ils se dirigèrent vers le tribunal du district et entrèrent dans une petite salle adjacente où plusieurs hommes buvaient du thé et riaient.
Lu Lingxi s’avança en se courbant : « Messieurs, nous venons chercher du travail. »
L’un des hommes, tout en grignotant des graines de melon, répondit : « Du travail ? Il n’y a qu’une seule tâche disponible : sortir pour brûler des corps. Trente wen par sortie. Vous le faites ou pas ? »
« Oui, oui, merci pour votre grande bonté ! » répondit Lu Lingxi à la hâte.
L’homme jeta un coup d'œil à Lu Lingxi et Tang Fan, qui restaient courbés et humbles, avant de hocher la tête avec satisfaction. Il se leva et fit signe à ses collègues : « Je reviens tout de suite. Laissez-moi un peu de graines de melon, ne mangez pas tout ! »
Puis, il s’adressa à Lu Lingxi et Tang Fan : « Suivez-moi. »
Les deux hommes le suivirent jusqu’à la porte ouest, où d'autres personnes attendaient déjà.
Près d’eux se trouvaient plusieurs charrettes chargées de bois, ainsi que des paires de gants de toile.
Le fonctionnaire leur donna des instructions : « N'oubliez pas de porter des gants et de couvrir votre bouche et votre nez avec un tissu lorsque vous manipulez les corps. Une fois le feu terminé, revenez immédiatement. Vous avez une heure ; après, les portes ne rouvriront plus. »
Les autres semblaient familiers avec cette tâche et acquiescèrent sans poser de questions.
Une fois les instructions données, Tang Fan et Lu Lingxi prirent une des charrettes et suivirent les autres en dehors des murs de la ville.
Le portail marquait une frontière. Alors que les lourdes portes s’ouvraient lentement, Tang Fan eut un aperçu d’un monde complètement différent de celui à l'intérieur.
C’était comme un enfer sur terre.
Sur le terrain vague à l’extérieur des murs, des gens étaient assis ou couchés, formant une foule dense et chaotique. Certains gémissaient faiblement, d'autres avaient les yeux fermés. Mais tous sans exception arboraient une expression de totale indifférence. Même lorsqu'ils voyaient leurs proches être traînés hors de leur champ de vision par Tang Fan et Lu Lingxi, ils ne réagissaient pas. Leurs regards vides ne faisaient que glisser sur eux pour se perdre dans le néant lointain.
C’était ici que se trouvait le véritable camp de réfugiés. Sans médecins ni médicaments, les dizaines de milliers de sinistrés des comtés de Wujiang et Wuxian avaient été réduits à un millier de survivants, les autres étant déjà morts.
Leur seule subsistance provenait de la maigre bouillie que le gouvernement leur descendait chaque jour depuis les murs de la ville.
Mais cette bouillie ne suffisait pas pour tous. Dans la lutte pour se nourrir, ceux qui étaient malades ou trop faibles mouraient en premier. Et au fil des jours, ces malheureux, nourris par un mince espoir de survie, avaient perdu toute volonté de se rebeller contre leur sort ou de tenter de fuir. Ils attendaient simplement, résignés, la mort qui ne tarderait plus.
Le problème était que, si du porridge et des médicaments en quantité suffisante avaient été fournis, rien de tout cela ne se serait produit.
En d'autres termes, sous la gouvernance de Chen Luan, ce dernier n'a pas choisi d'apaiser les sinistrés, mais les avait plutôt abandonnés à leur sort.
C'est cette vérité que Chen Luan ne voulait pas que Tang Fan découvre.
Avec la mort de plus en plus de personnes, il ne faudrait pas longtemps avant que toutes les traces de cette tragédie ne soient effacées à jamais. Chen Luan trompait la cour, Yang Ji collaborait à cette ignominie, Hu Wenzao gardait le silence, et si Tang Fan rédigeait un rapport prétendant que tout était en ordre, plus personne ne saurait jamais ce qui s'était passé ici.
Ce spectacle bouleversant ébranla profondément Tang Fan.
Il n'aurait jamais imaginé qu'un fonctionnaire local puisse être aussi audacieux : d'un côté, complotant avec Yang Ji pour créer l'illusion qu'il faisait de son mieux pour secourir les sinistrés, et de l'autre, massacrant silencieusement son propre peuple, sans même utiliser d'armes.
Traducteur: Darkia1030
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