Chenghua - Chapitre 110 - Doux à l'extérieur, dur à l'intérieur

 

Arc 9 : Le cas de Suzhou



L'origine de cette affaire remontait à la dix-huitième année du règne de Chenghua, c'est-à-dire au printemps et à l'été de l'année dernière. Durant plusieurs mois consécutifs, il n'y eut aucune pluie, ce qui provoqua la sécheresse des terres, rendant les champs incultes et les récoltes impossibles. Bien que la situation fût préoccupante, la région de Suzhou étant prospère et disposant de greniers bien remplis, quelques mois de famine auraient pu être surmontés. Cependant, à la fin de l'été et au début de l'automne de la même année, des pluies torrentielles s'abattirent soudainement, provoquant de graves inondations autour du lac Taihu.

Cela ne rendit pas seulement les terres totalement impraticables pour la culture, mais inonda également les habitations des la population. L'eau stagnante ne se retirant pas pendant longtemps, elle entraîna la propagation d'épidémies, aggravant considérablement la situation.

À ce moment-là, le gouvernement ordonna à la préfecture de Suzhou d'ouvrir les greniers pour venir en aide aux sinistrés, et demanda à un censeur itinérant de la province du Sud de superviser les secours. Après l'hiver, la situation aurait dû s'améliorer.

Cependant, selon les règles, après un tel incident, le gouvernement devait envoyer un autre censeur pour inspecter les résultats des secours et faire un rapport. Cela visait à éviter toute collusion entre les responsables locaux et à prévenir toute dissimulation de la vérité par les autorités.

C'est alors qu'un incident éclata.

Le censeur itinérant de la province du Sud et le magistrat du district de Wujiang se dénoncèrent mutuellement dans des pétitions adressées au gouvernement.

Le censeur itinérant de la province du Sud, Yang Ji, accusa le magistrat de Wujiang, Chen Luan, d'avoir mal géré les secours. Le magistrat se défendit en affirmant qu'il avait fait de son mieux, mais que les fonds et les vivres envoyés par les autorités étaient insuffisants, et que même le plus habile des chefs ne pourrait cuisiner sans ingrédients, insinuant ainsi que Yang Ji parlait sans connaître les difficultés sur le terrain.

Chacun campait sur ses positions, refusant de céder. Le gouvernement ordonna alors au préfet de Suzhou, Hu Wenzao, de soumettre un rapport sur la situation. Mais Hu Wenzao déclara ne rien savoir de tout cela et ajouta qu'après les inondations, la préfecture de Suzhou avait rapidement ouvert les greniers pour distribuer les vivres, ce qui, selon lui, aurait dû suffire pour secourir les sinistrés.

Toutefois, ses justifications étaient trop faibles pour prouver son innocence, et elles firent plutôt penser au gouvernement qu'il cherchait à échapper à ses responsabilités.

Cependant, ces simples rapports ne suffisaient pas à révéler la vérité.

À ce stade, le censeur itinérant de la province du Sud, le magistrat du district de Wujiang et le préfet de Suzhou soutenaient chacun leur version des faits, rendant impossible toute conclusion.

Après délibération, le Cabinet soumit une proposition à l'empereur, qui fut approuvée : il fut décidé que le Bureau des Censeurs enverrait un censeur à Suzhou pour inspecter les dégâts et, par la même occasion, clarifier cette affaire.

Profitant de cette occasion, le censeur en chef de droite, Qiu Jun, recommanda Tang Fan. Il ne manquait pas d'intentions cachées, cherchant peut-être à éloigner son jeune disciple des turbulences de la capitale et à lui permettre d'échapper temporairement à la tempête.

Tang Fan n'avait plus vraiment de perspectives à Pékin ; rester là ne servait à rien, autant lui donner une opportunité d'explorer d'autres horizons, et peut-être même de saisir une nouvelle chance.

Cette proposition fut rapidement approuvée par l'empereur Chenghua. Peut-être pensait-il que Tang Fan était plus compétent pour résoudre les affaires judiciaires que pour enseigner au prince héritier. Ainsi, face à un problème insoluble en province, c’est Tang Fan qui lui vint immédiatement à l’esprit.

Pour Tang Fan, cela représentait à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle.

La bonne nouvelle était que même l'empereur devait admettre qu'il était un fonctionnaire compétent, différent de ces autres fonctionnaires médiocres facilement remplaçables. Tang Fan était quelqu'un de réellement utile.

La mauvaise nouvelle, cependant, était que l'empereur le percevait désormais uniquement comme tel. Être capable ne signifiait pas nécessairement être vertueux, et pour gouverner le pays, il fallait des ministres alliant talent et vertu. Autrement dit, tant que l'actuel empereur serait sur le trône, Tang Fan n'aurait aucune chance d'entrer au Cabinet.

Cependant, Tang Fan n'était pas le seul à se trouver dans une situation défavorable.

Beaucoup d'autres avaient été exilés ou démis de leurs fonctions parce qu’ils s'opposaient au parti Wan ou ne pas supporter son arrogance. Tang Fan n'était qu'un cas parmi d'autres. Sa présence ou son absence ne changeait rien, si ce n'est que ses récents échecs à contrecarrer les plans du parti Wan avaient fait de lui une cible.

Contrairement à l'inquiétude et à l'indignation de ses proches, Tang Fan lui-même accepta la situation avec philosophie. Dès que le décret impérial fut annoncé, il fit ses préparatifs pour quitter Pékin et se diriger vers le sud.

Cependant, il y eut une petite surprise lors de ce voyage : ceux qui l'accompagnaient pour le protéger n'étaient ni Sui Zhou, son fidèle compagnon, ni même l'un des visages familiers de la Garde impériale avec qui il avait l'habitude de travailler.

Tout le monde savait que Tang Fan avait de bonnes relations avec le bureau du Bastion Nord, mais certains ne voulaient pas qu'il se rapproche trop de la Garde impériale. C'est ainsi que les deux agents qui l'accompagnaient lors de ce voyage appartenaient au Dépôt de l'Est. Officiellement, ils étaient là pour assurer sa protection, mais qui savait s'ils étaient là pour protéger ou pour surveiller ?

Le jour du départ, Tang Fan et Qian San’er se rendirent de bonne heure à la porte de la ville. Cependant, ils attendirent longtemps sans voir la moindre trace des hommes du dépôt de l'Est, alors même que le jour s'était levé et que les échoppes autour commençaient déjà à ouvrir pour faire des affaires.

Tang Fan savait que ces messieurs avaient l’habitude de se donner de grands airs, mais il ne s’attendait pas à ce qu’ils osent le faire à ce point, se reposant sur l’influence de Shang Ming, au point de ne même pas respecter une mission impériale.

Il n’avait pas d’autre choix pour le moment, alors il alla au salon de thé voisin, commanda une tasse de thé et attendit en grignotant.

Ce n’est qu’en fin de matinée que les deux agents du dépôt de l’Est arrivèrent enfin, traînant les pieds.

Dès qu’ils aperçurent Tang Fan, ils s’approchèrent en toute hâte pour le saluer, un sourire aux lèvres : « Nous ignorions que vous seriez là si tôt, Seigneur Tang. Nous sommes arrivés en retard, et nous espérons que vous nous pardonnerez ! »

Tang Fan répondit avec un léger sourire : « Vous n’êtes pas en retard, c’est moi qui suis venu trop tôt. »

Les deux hommes échangèrent un regard perplexe. Ils auraient pu arriver bien plus tôt, mais ils avaient délibérément pris leur temps pour prendre le petit-déjeuner près de la porte de la ville, pensant que Tang Fan s’emporterait. Ils ne s’attendaient pas à ce qu’il prenne les choses aussi calmement.

« Votre grandeur d’esprit est admirable. Nous vous en sommes extrêmement reconnaissants ! » dirent-ils avec gratitude.

« Maintenant que nous quittons la capitale pour une mission impériale, nous devons collaborer en harmonie. Il n’est pas nécessaire d’être si formels entre nous. Mais puisque c’est notre première rencontre, nous devrions faire plus ample connaissance. »

Les deux hommes acquiescèrent et se présentèrent : l’un s’appelait Zeng Pei, l’autre Wu Zong. Tous deux étaient des agents du dépôt de l’Est.

Ces fameux « agents » étaient spécialisés dans les arrestations et les interrogatoires, un rôle très courant dans les fonctions du dépôt de l’Est.

Maintenant qu’ils étaient là, Tang Fan ne se pressa plus. Il les invita même à s’asseoir pour boire une tasse de thé et prit le temps de déjeuner avant de partir.

Ce furent eux qui, pris de malaise, le pressèrent de se mettre en route, s’excusant à plusieurs reprises pour leur retard initial.

Ce n’est qu’alors que Tang Fan fit amener les chevaux et se prépara à partir.

C’est à ce moment qu’une voix, venant de derrière, l’appela au loin. Tang Fan se retourna et vit Pang Qi, vice-commandant du bureau du Bastion Nord, qui arrivait à toute allure, son cheval s’arrêtant juste devant le salon de thé.

Pang Qi ne prêta aucune attention à Zeng Pei et Wu Zong, mais invita Tang Fan à s’écarter pour parler en privé.

« Heureusement que je suis arrivé à temps, Seigneur Tang. Voici un objet que mon grand frère m’a demandé de vous remettre ! »

Il lui tendit un objet : « C’est un signe de reconnaissance. Lorsque vous arriverez à la préfecture de Suzhou, si vous avez besoin d’aide, vous pouvez vous rendre au poste de commandement de la Garde impériale du district de Wu. »

Tang Fan, surpris, demanda : « Et votre frère ? Pourquoi n’est-il pas venu lui-même ? »

Depuis que Sui Zhou lui avait pris son pendentif, son attitude semblait s’être refroidie. Tang Fan ne savait pas comment interpréter cela.

Mais dernièrement, ils avaient tous les deux été très occupés, Tang Fan se défendant auprès des autorités, tandis que Sui Zhou, lui aussi, était accaparé par ses obligations. Bien qu’ils vivaient sous le même toit, ils étaient loin d’être aussi proches qu’avant.

Les sentiments humains sont parfois étranges : autrefois, Sui Zhou se montrait insistant et Tang Fan reculait à chaque pas. Maintenant que Sui Zhou semblait s’être complètement retiré, c’est Tang Fan qui se sentait perplexe et insatisfait.

Lorsque le départ de Tang Fan fut confirmé, Sui Zhou ne montra aucune réaction particulière. Il n’en parla même pas, comme si cela ne le concernait pas. Tang Fan l’interrogea même pour savoir s’il l’accompagnerait. Sui Zhou répondit que, étant donné la notoriété des relations amicales entre Tang Fan et la Garde impériale, l’empereur n’autoriserait certainement pas la Garde à l’accompagner pour éviter tout soupçon de partialité.

Bien que cela fût logique, ne pas le voir venir lui dire au revoir laissait tout de même un goût amer.

Pang Qi salua : « Mon frère a reçu aujourd’hui l’ordre de se rendre au camp de la capitale, il doit quitter la ville par une autre porte et n’a pas le temps de venir vous saluer. Il m’a demandé de venir à sa place. Seigneur Tang, prenez bien soin de vous durant ce voyage ! »

Qian San’er, à côté, ne put s’empêcher de marmonner : « Le Seigneur Sui semble très occupé ces derniers temps, on ne le voit presque plus ! »

Tang Fan réprima son malaise, ne répondit pas à Qian San’er et se contenta de sourire à Pang Qi : « Merci de vous être déplacé. »

Bien qu’il ait vu Zeng Pei et Wu Zong montrer des signes d’impatience, Tang Fan, au contraire, prit tout son temps et continua à bavarder avec Pang Qi, jusqu’à ce que Wu Zong, n’y tenant plus, vienne le presser : « Seigneur Tang, nous devrions nous mettre en route. Le temps presse et nous devons encore aller à Tongzhou pour prendre le bateau ! »

Ils l’avaient laissé poireauter, mais maintenant ils se souvenaient que le temps était précieux. Tang Fan eut un sourire ironique, mais il savait que Zeng Pei et Wu Zong étaient là pour lui mettre des bâtons dans les roues, alors il n’en dit pas plus et acquiesça : « Très bien, partons. »

Après avoir pris congé de Pang Qi, ils quittèrent la ville et se dirigèrent vers Tongzhou, où ils embarquèrent sur un bateau pour descendre vers le sud par le Grand Canal.

Voyager par voie fluviale était non seulement plus rapide que par la route, mais aussi plus stable. Par voie terrestre, en cas de pluie, ils auraient dû s’arrêter pour s’abriter, alors que sur l’eau, le bateau pouvait continuer à avancer sans interruption, ne retardant pas leur voyage.

Tang Fan et ses compagnons voyageaient sous mission impériale, ils utilisaient donc un bateau officiel. Le bateau à deux étages hébergeait Tang Fan et son groupe, ainsi que quelques membres de l’équipage, offrant un espace généreux. La cabine de Tang Fan était située à l’une des extrémités du deuxième étage, tandis que celles de Zeng Pei et Wu Zong étaient à l’autre bout, ce qui leur permettait de ne pas avoir à passer devant les chambres des uns et des autres. Cela évitait ainsi les rencontres désagréables entre des personnes qui, bien qu’affables en apparence, se méfiaient les unes des autres en réalité.

Naviguant avec le courant, le bateau avançait bien plus vite que le transport par la route. Qian San’er, qui n’avait que rarement mis les pieds dans les régions méridionales et fleuries, observait avec émerveillement les changements de paysage au fur et à mesure qu’ils descendaient vers le sud. Les saules bordant les rivières, les ponts délicats, les voiles de soie flottant aux fenêtres : tout était empreint de poésie. Les habitations sur les rives révélaient parfois des jeunes filles de la campagne venues laver du linge au bord de l’eau, riant et bavardant en groupes de trois ou cinq, leurs gestes gracieux et leurs vêtements légers aux couleurs vives, tout cela contrastant fortement avec l’attitude franche et généreuse des femmes du nord. Qian San’er en restait bouche bée, les yeux rivés sur ces scènes bucoliques.

Ils arrivèrent dans la région de Yangzhou. La nuit tombait, rendant la navigation peu sûre. Le bateau officiel s’ancra donc le long de la rive pour passer la nuit, entouré de divers bateaux de civils, petits et grands.

Malgré l la tombée du jour, des jeunes filles vendaient encore des fleurs fraîches sur la rive.

Tang Fan, les entendant, demanda à Qian San’er d’appeler l’une d’entre elles à bord. La jeune fille, du même âge qu’Ah Dong, observa le bateau officiel avec une légère appréhension mais, devinant en partie le statut de ses occupants, elle s’avança avec un sourire radieux : « Cher monsieur, voulez-vous acheter des fleurs ? Elles ont été cueillies ce matin. Voyager entouré d’eau et d’arbres peut être ennuyeux ; pourquoi ne pas acheter quelques fleurs pour décorer votre cabine ? Elles sont si parfumées ! »

Sa voix douce et son accent chantant captivaient l’attention de Qian San’er, qui en resta ébahi.

Tang Fan demanda : « Ce sont des fleurs de gingembre ? »

La jeune fille s’exclama : « Oui, ce sont bien des fleurs de gingembre. Elles sentent merveilleusement bon. Monsieur, sentez-vous ? »

Elle souleva alors son panier pour lui en montrer le contenu.

En réalité, il n’en était même pas besoin, car ces fleurs de gingembre dégagaient un parfum si puissant qu’il suffisait de s’approcher légèrement pour être enveloppé par leur senteur enivrante.

Mais pour Qian San’er, qui se tenait à côté, l’ivresse venait peut-être moins des fleurs que de la présence de la jeune vendeuse.

Tang Fan sourit : « Ton accent semble indiquer que tu viens de Suzhou ? »

La jeune fille répondit : « Oui ! »

Tang Fan continua : « Alors, pourquoi es-tu à Yangzhou ? Suzhou n’est-il pas un bel endroit ? »

La jeune fille fronça légèrement les sourcils, comme si cela lui posait problème.

Tang Fan déclara : « Je vais te prendre tout le panier. Combien cela coûte-t-il ? »

La jeune fille s’illumina immédiatement d’un sourire : « Pas grand-chose, dix pièces de monnaie suffiront ! »

Tang Fan ordonna : « San’er, donne-lui quinze pièces. »

La jeune fille écarquilla ses grands yeux brillants, surprise d’avoir trouvé un si généreux acheteur.

Tang Fan sourit : « N’aie crainte. Je vais à Suzhou et je ne connais pas bien la région. J’ai quelques questions à te poser. »

Rassurée, la jeune fille prit l’argent que Qian San’er lui tendait et demanda d’une voix claire : « Que voulez-vous savoir, monsieur ? »

Tang Fan poursuivit : « Pourquoi es-tu venue à Yangzhou alors que Suzhou est si beau ? »

La jeune fille répondit : « Ma famille vivait au bord du lac Taihu. L’an dernier, il y a d’abord eu la sécheresse, puis des inondations. Toute ma famille est morte, et mon grand-père m’a emmenée ici à Yangzhou pour vivre chez des parents. Mais ils ne sont pas très riches, alors je vends des fleurs pour aider mon grand-père à gagner un peu d’argent. »

Tang Fan demanda : « Où vivais-tu à Suzhou ? »

La jeune fille répondit : « À Wujiang. »

Tang Fan demanda : « Les inondations à Wujiang sont-elles si graves ? La situation ne s'est-elle pas améliorée ? Ton grand-père n'a-t-il pas envisagé de te ramener voir comment les choses se passent là-bas ? »

La jeune fille secoua la tête, le visage assombri : « Tous les membres de ma famille sont morts de faim. J'ai failli être vendue par mon père, mais c'est mon grand-père qui m'a protégée, refusant de me laisser partir. Mon grand-père et moi vivons bien à Yangzhou, nous ne retournerons pas là-bas. »

Tang Fan lui posa alors quelques questions supplémentaires sur la situation de la catastrophe, mais la jeune fille, trop jeune, ne connaissait pas grand-chose et ne pouvait que relater ce qu'elle avait observé en chemin.

Selon elle, Wujiang avait effectivement beaucoup souffert l'année précédente. Après les inondations, le gouvernement avait mis en place des distributions de porridge, mais il y avait trop de gens et trop peu de nourriture, si bien que l'approvisionnement devint rapidement insuffisant. Pour obtenir cette maigre pitance, de nombreuses bagarres mortelles avaient éclaté. D'autres familles, n'ayant pas accès à ce porridge, furent frappées par l'épidémie qui suivit. Beaucoup moururent ou tombèrent malades. À l'approche de l'hiver, la propagation de l'épidémie ralentit, mais le froid glacial tua encore nombre de personnes déplacées, qui moururent de froid ou de faim. De nombreuses familles avaient épuisé leurs réserves de nourriture, aggravant encore leur situation. Certains, désespérés, en vinrent à vendre leurs enfants, d'autres allèrent même jusqu'à les cuire pour se nourrir.

À cette description, non seulement Qian San’er frissonna de peur, mais même Tang Fan fronça légèrement les sourcils, un éclair de colère traversant son regard.

« Ce que tu dis est-il vrai ? »

La jeune fille mordit sa lèvre inférieure : « Je ne sais pas. C’est mon grand-père qui m’a raconté les histoires de cannibalisme, mais je sais que mon père voulait vraiment me vendre, je l’ai entendu de mes propres oreilles. »

Tang Fan demanda : « Et maintenant ? La situation à Wujiang s’est-elle améliorée ? »

La jeune fille secoua la tête, répétant plusieurs fois qu’elle ne savait pas. Elle n’était pas retournée à Wujiang depuis qu’elle avait quitté la ville avec son grand-père, elle ne pouvait donc rien en dire.

Tang Fan ne la retint pas plus longtemps et, après lui avoir posé quelques autres questions, la laissa partir.

Dès qu'elle fut partie, Qian San’er ne put s’empêcher de dire : « Maître, à Wujiang... »

Tang Fan leva légèrement la main pour lui indiquer de se taire.

Qian San’er, vigilant, tourna la tête et se rendit compte que Zeng Pei et Wu Zong se tenaient à côté d’eux depuis le début.

Tang Fan leur adressa un sourire amical. « Il est rare de passer la nuit hors de la ville de Yangzhou, pourquoi n’allez-vous pas en ville profiter de l’animation ? »

Zeng Pei répondit en souriant : « Monsieur Tang a bien du loisir ! Ces fleurs sont magnifiques, mais leurs couleurs sont un peu trop pâles. »

Tang Fan sourit et tendit le panier à Qian San’er : « On ne peut pas tout avoir : le parfum et l’éclat. Dans ce monde, il est rare d’obtenir la perfection. Si l’on peut en obtenir un, c’est déjà pas mal. »

Zeng Pei éclata de rire : « Monsieur Tang est un érudit, ses paroles sont pleines de sagesse. Nous, simples gens, ne pouvons que l’écouter. Cependant, il semble que vous ne soyez pas très familier avec la situation à Suzhou. J’aimerais vous parler de certaines choses pour éviter que vous ne rencontriez des difficultés ou fassiez fausse route. »

Tang Fan leva la main en signe d’invitation : « Mon cher Zeng, n’hésitez pas à parler franchement. »

Zeng Pei poursuivit : « Monsieur Tang sait-il comment cette affaire de Suzhou doit être traitée ? »

Tang Fan haussa les sourcils : « Vous avez des conseils à me donner ? »

Zeng Pei répondit en souriant : « Que dites-vous là ? Comment pourrions-nous vous donner des leçons ? Cette affaire a déjà été examinée par un censeur impérial, il ne devrait donc pas y avoir de gros problèmes. Si l’empereur vous a envoyés avec nous pour une nouvelle enquête, ce n’est sans doute que pour formaliser les choses et obtenir un résultat. La région de Suzhou et Songjiang a toujours été riche et constitue une source importante de revenus fiscaux pour l’État. Si l’affaire venait à s’envenimer, cela nuirait à la réputation de la cour impériale. J’espère que vous comprenez ce que je veux dire ? »

Bien que Zeng Pei et Wu Zong soient censés être subordonnés à Tang Fan et chargés de le protéger, ils se considéraient comme ayant le soutien des autorités de l’Est, et dès le départ, ils avaient affiché leur mépris pour Tang Fan. Pendant tout le voyage, ils avaient dissimulé leur manque de respect, car ils pensaient que, malgré son titre de commissaire impérial, Tang Fan n’était qu’un exilé déguisé, sans véritable pouvoir pour défier les autorités de l’Est.

Leur discours, sous des apparences courtoises, cachait une menace implicite, signifiant à Tang Fan de ne pas enquêter trop en profondeur dans cette affaire, au risque de se retrouver dans une situation incontrôlable et de s’attirer les foudres de personnes influentes qu’il vaudrait mieux éviter de contrarier.

Tang Fan esquissa un léger sourire : « Merci à vous deux pour vos précieux conseils, mais il y a une chose que je ne comprends pas. »

Zeng Pei répondit : « Monsieur, je vous en prie, posez votre question. »

Tang Fan demanda : « Quand vous parlez de faire semblant de suivre les procédures, est-ce votre opinion ou celle de la cour ? »

Zeng Pei resta sans voix un instant, le visage s'assombrissant légèrement : « Que voulez-vous dire par là, Monsieur ? »

Tang Fan répliqua calmement : « Si c'est la volonté de la cour, je m'y plierai naturellement. Cependant, ce que je ne comprends pas, c'est que Sa Majesté et la cour m'ont tous deux demandé de me rendre sur place pour mener une enquête approfondie. Pourquoi, alors, le discours change-t-il quand il arrive à vous deux ? Se pourrait-il que Sa Majesté ait secrètement transmis des instructions spéciales au dépôt de l’Est ? »

Furieux, Zeng Pei répondit : « Nous vous donnions simplement un conseil bien intentionné, pourquoi interprétez-vous nos propos de façon si tordue ? »

Tang Fan se mit à rire doucement : « Je comprends parfaitement vos bonnes intentions. Mais ceux qui comprennent la situation diront que vous faites cela pour mon bien. Ceux qui ne la comprennent pas pourraient croire que vous cherchez à m'empêcher de faire mon travail. Si cela se répandait, cela pourrait grandement nuire à la réputation de l'Honorable Directeur de l’Est et n’apporterait que des ennuis. Ne prenez pas le risque de faire du tort à votre supérieur en croyant bien faire. »

Depuis leur départ de la capitale, Zeng Pei et son collègue avaient essayé de donner une leçon à Tang Fan, mais cela s'était retourné contre eux. Durant tout le voyage, ils avaient pu constater que ce censeur Tang n'était pas facile à manipuler. Il était même bien plus difficile à cerner que ceux qui ne savaient que les insulter ouvertement.

Tang Fan agissait avec subtilité, combinant douceur et fermeté. Il ne se mettait jamais ouvertement en conflit avec eux, si bien qu'il était impossible de lui reprocher quoi que ce soit.

Ils comprenaient maintenant pourquoi leur propre directeur l'avait identifié comme un homme à surveiller de près, leur ordonnant de garder un œil vigilant sur lui. Ils avaient d'abord cru que Tang Fan était un homme qui saurait faire preuve de discernement, qui comprendrait qu'il y avait des choses avec lesquelles il ne fallait pas jouer et des personnes à ne pas contrarier. Mais, il s’avérait qu'ils avaient complètement tort. Cet homme, loin d'être différent des censeurs intransigeants, était au fond exactement comme eux, mais en plus rusé !

 

Traducteur: Darkia1030